de Alain Absire

Sélection Prix Jeunesse – Lauzerte 2015

Marcus, c’est mon nom dans la cité. Marcus Mains de pierre. Excepté à l’usine, tout le monde a oublié qu’en réalité je m’appelle Marc Pelletier. Mais les patrons ont la tête dure : un nom, c’est un nom ! Je m’en fous, puisque demain ma vie aura basculé. Il était temps ! On va délocaliser. Même l’abattage de dindes, ça revient trop cher avec des salariés français. Je ne me voyais pas sans boulot, en train de pointer pour une allocation de misère. À l’époque de mes premiers matches, je squattais, j’étais dans les salaisons, mais le sel m’attaquait les mains. C’est-à-dire qu’il entamait mon bien le plus précieux. Alors, j’ai tout plaqué. Je suis resté cinq mois sans boulot, rien qu’à m’entraîner, à dealer quand l’occasion s’en présentait, et à piquer dans les supermarchés. C’était l’année de George, une période mémorable. Et puis, quand mon squat a été évacué, par peur d’une autre cité de cartons et de tôles soudées par la dèche, j’ai replongé pour pouvoir payer un vrai loyer. Je marne donc, depuis treize mois et quatorze jours, en horaires de nuit pour être libre, de marteler le sac de sable le reste du temps, et d’enchaîner flexions complètes sur les deux jambes et parties de corde à sauter. Crochets, swings, uppercuts… Cinq matches livrés avec, accrochée au cœur, la rage d’être moi. Résultat : cinq victoires, dont trois avant la limite, une dans un gymnase glacial, une autre sous une halle de marché… Quand j’entends les bravos, j’ai envie de bouffer le monde entier. Ce soir, je me bats dans un cinéma désaffecté, devant la cité Chicago au grand complet. Dans quelques heures, les gosses des escaliers G, H, I, J, et ceux de la tour Océane, se précipiteront pour se faire dédicacer mes photos, avant de se bousculer les uns les autres, poings en avant, pour m’imiter. Enfin professionnel, à vingt-quatre ans ! Mon job ! Un vrai job de champion bien payé, qui me venge, et me procure reconnaissance et fierté : voilà ce dont je rêve, après tant d’amour saccagé. Tout à l’heure, j’ai répondu à quelques questions pour Radio-Sport. Oui, j’aborde le combat au top. 72,942 kilos, c’est mon poids de forme. Non, Abou Mrad ne me fait pas peur. Un vrai caïd, Abou Mrad, avec quatre centimètres de taille, et sept centimètres d’allonge, de plus que moi, mais un caïd qui ne pourra rien contre ma droite en piston.

Dix-neuf heures quarante-deux… Mon peignoir pend sur un cintre, je respire profondément. J’ai troqué mes tennis contre mes chaussettes à pompon et mes chaussures de combat. Cinquante-sept pulsations au repos. J’ai repassé les vidéos d’Abou Mrad en boucle, il est si léger sur ses pieds, une vraie ballerine ! Mais je sais comment les choses vont tourner. Au cinquième round : exit, le prince berbère. À force de ne pas toucher le plancher, il aura fini par décoller… L’interviewer m’a écouté, micro tendu. Après son départ, j’ai enfilé ma culotte de soie noire et j’ai pensé à Carlos Monzon, mon idole déjantée. C’est l’heure ! Abel commence à bander mes mains de pierre, d’abord la droite. Je tends les doigts, les écarte, le pansement s’enroule autour de mon poignet. Abou Mrad, c’est un Dieu du désert, mais Mains de Pierre est plus méchant que lui. Mains de Pierre sue la hargne. Mains de Pierre est cruel, il explose les visages et réduit les nuques en miettes. Depuis dix mois qu’il a la haine dans son putain de H.L.M., Mains de Pierre a cessé de faire quartier. Dix-neuf heures quarante-six… Je sautille sur place, je fais des moulinets avec mes bras. Parade, feinte, coup bref, repli… Shadow boxing devant un miroir en pied. J’en impose avec mes muscles chauds roulant sous ma peau. Je n’aimerais pas être à la place de l’Ange des sables. Il ne sait pas ce qui m’est arrivé dans la vie. Il ignore pourquoi j’ai décidé de le mettre en pièces.
Au bout du couloir : une rumeur sourde. La friction au gant de crin m’a fouetté le sang. On annonce mon arrivée dans le haut-parleur : Marcus Mains de pierre. Je pénètre dans la salle en sautillant, poings serrés, un vrai démon, capuche rouge rabattue sur le front. Des cris et des sifflets saluent mon entrée. Le ring est sur la scène, écrasé par une nappe de fumée malodorante, grise sous la lumière des tubes néons. Je frotte mes semelles dans le bac à résine, un flash m’explose dans la figure. Voilà ! Je peux saluer, les bras levés, tandis qu’un projecteur se promène dans la salle aux murs décrépis, éclairant tour à tour l’orchestre plein à craquer et le balcon où des rangées de sièges sont vides. Combien de spectateurs sont venus ce soir, en dehors de ceux d’Océane et de Chicago ? À défaut d’être aimé par ces gens-là, je sais que je leur fais peur. Quand ils me croisent dans la rue, que je suis seul, et que je marche les mâchoires serrées, ils s’écartent, par prudence… Ils ont raison, ma colère, qui ne retombe jamais, avale la terre entière. Regard glacial aux juges, cette soirée restera gravée dans leur mémoire. Et Abou Mrad ? C’est le moment de l’intimider. Désolé, c’est sur toi que c’est tombé, c’est toi qui vas payer ! Je plante mes yeux furieux dans les siens. Ne le laisse pas t’approcher. Tu es le plus rapide, tes poings sont deux enclumes. Une fois assommé, il ne se relèvera pas. Abou Mrad sourit, ses dents sont aussi blanches que ses cheveux sont noirs. Il est presque mince et n’a pas l’air féroce, malgré un regard ardent. Son port de tête a de la noblesse, alors que, moi, j’ai tendance à me ramasser pour foncer, c’est une question de densité et de force concentrée. Voilà pourquoi le journal annonce « l’assaut d’un taureau contre un prince, dont les traits réguliers ne sont pas marqués… ». Comme si ce combat contre moi était son premier. 71,460 kilos, Abou Mrad a le ventre plat et la taille fine. Même le protège-dents ne déforme pas ses lèvres, les femmes doivent aimer l’embrasser. Nous voici face à face, malgré sa mâchoire carrée, son visage est doux. On jurerait qu’il est plus jeune que moi. Il faut nous toucher les gants, en signe de respect, même si le respect est impossible à assumer quand personne, surtout pas ceux que vous avez aimés, ne vous a jamais considéré. Coup de gong… C’est parti. Parade, feinte, coup bref, repli, Abou Mrad me tourne autour, il papillonne. Crochet, droite, parade bloquée…, il fend l’air, j’esquive par des retraits rapides. Ça n’a pas tardé, je le touche pour la première fois : d’un simple appui de ma main ouverte sur son biceps, je bloque son coup avant même qu’il ne soit parti. Mouvement de balancier, il virevolte. Il ne s’arrêtera qu’une fois son envol stoppé. Un moustique écrasé sur le plancher, d’une main de pierre.
Fin du deuxième round… Abou Mrad met la pression. Suis obligé de me déhancher, de me pencher, de m’incliner. J’expulse l’air trop vite, il ne reste pas assez longtemps dans mes poumons. Le regard noir d’Abou Mrad ne me lâche jamais, il n’en revient pas de me voir aussi laid, avec mes cheveux ras, mes pommettes écrasées, mes sourcils drus et mon nez cassé. Sait-il que, comme lui, j’ai été plutôt charmant dans une autre vie ? Nous aurions pu nous rencontrer alors, moi et lui. Trop tard ! Sa chance a passé, ce soir, je déteste son faciès, et il me tarde de marteler son corps que la sueur ne mouille pas. Sa droite part vers ma figure, je baisse la tête, me redresse trop tôt, sa gauche m’atteint l’angle du maxillaire. Ah ! Je me jette en arrière, reviens en garde ramassée. Même pas mal ! Mais quand même sonné. Je m’essouffle, change de point d’appui, me souviens qu’il double ses coups. J’arrête encore un gauche, de l’épaule, esquive et reçois un crochet puissant dans mes gants. Il me frôle. Mon dos heurte les cordes, je me déporte sur la droite, manque de glisser… Je déglutis avec peine. Ma sueur me pique les yeux. Pourquoi fait-il si chaud ? Les cinémas d’aujourd’hui sont climatisés. Il est vrai que, après ma victoire de ce soir, celui-ci va être transformé en supermarché. Round 3… Abou Mrad fonce sur moi. Le front en avant, je le heurte en pleine poitrine, lui envoie deux coups dans les côtes et un uppercut au menton. Touché ! La tête rejetée en arrière, il attrape mes bras, m’enlace pour m’empêcher de continuer. Il respire fort, par la bouche, sa hanche heurte la mienne. Je lui place un crochet à l’estomac. « Break ! » crie l’arbitre. C’est moi qui le serre, qui le retiens en corps à corps. Plexus contre plexus, sa poitrine tressaille. Je localise les battements irréguliers de son cœur sous les muscles tendus de ses pectoraux. Je colle ma sueur sur le grain de sa peau. J’attends. Alors que, si je le laissais s’écarter, je pourrais lui balancer un second uppercut, plus violent que le premier, et j’entendrais sa nuque craquer.
Quatrième round : l’avant dernier, c’est écrit… Bras gauche en avant, légèrement fléchi, mon poing droit protégeant le foie, j’essaie d’oublier ce qui m’est passé par la tête quand Abou Mrad était à ma merci. Parade, feinte, coup bref, repli, je passe en garde américaine, bloque un crochet. Il est à découvert, j’atteins deux fois son joli nez, il recule de quatre pas. N’ai pas hésité cette fois, t’as vu ça ? On m’applaudit, les mômes du bloc Chicago sont rassurés. Abou Mrad jette un regard vers son coin, il a compris que si je le touche, je le défigure. Sa belle gueule doit compter pour lui. Moi aussi, j’ai la pommette coupée, je sens mon œil qui commence à enfler. Abou Mrad n’est pas si tendre que ça : il essaie de m’atteindre sur ma blessure, et je vois mon propre sang sur les deux gros gants qu’il me balance en pleine face. Un soir d’après match, George m’avait soigné pour un mauvais coup comme celui-là : antiseptique, compresse imbibée. Il en avait les larmes aux yeux. Il était délicat, j’ai retenu sa main… C’est ainsi que tout a commencé. J’aurais aimé que George me voie ce soir démolir le portrait de cet étalon qui, à sa différence, n’a pas saccagé ma vie. Aïe ! Je sautillais de trois quarts, les mains à demi ouvertes à la hauteur de mes épaules, quand a jailli une gerbe d’étincelles. Rouge vif devant mes yeux. Putain ! Le sol tangue un peu. Ta faute George, si me suis fait gauler… Ne jamais penser à toi ! Te rayer de mes souvenirs, toi et moi : zone interdite sur le ring. Qu’est-ce que tu crois mon gars ? Mains de pierre ira jusqu’au titre. Mais, avant, il doit faire le bulldozer. La fatigue engourdit mes bras, on me siffle, j’encaisse. D’abord éviter d’autres gnons. Et ma droite en piston ? Après son nez, éclater ces lèvres, et les empêcher d’embrasser à bouche que veux-tu. Je vise le protège-dents. De rage, mon crochet l’atteint en plein dans le mille. C’est le tour d’Abou Mrad de sautiller sur place. Ce n’est pas un vrai poids Moyen, c’est un cover-boy qui, passé minuit, zone dans les bars où George m’entraînait pour me montrer comment étaient faits les garçons qui lui plaisaient plus que moi. Je me rue, mais l’arbitre me retient, scrute ma pommette fendue et ma paupière fermée. « Non ! Je n’ai rien ! » Je hurle pour qu’on me laisse conclure. Combien de temps, avant le cinquième round ? « Box ! » lance l’arbitre en s’écartant de mon chemin. Je bondis et lance enfin ma droite de pierre, car je ne peux pardonner à Abou Mrad d’être encore aussi beau. Mon gant s’écrase sur son nez, il titube, balance un crochet dans le vide, mais reste debout. Une simple caresse… J’ai manqué de force, je le sais. Qu’est-ce qui m’arrive ? Je le cueille seulement à l’épaule, alors qu’il est à ma merci. Gong… Il regagne son coin, moi aussi « Qu’est-ce que tu trafiques Marcus ? Il est à toi ! » Abel me crie dans l’oreille. Le dos en appui sur la protection d’angle, je ne lâche plus mon adversaire des yeux. Il est à bout de souffle. On lui ôte son protège-dents, on écarte la coquille protectrice sous la ceinture de sa culotte, on passe l’éponge humide sur son ventre qui halète. « Qu’est-ce que tu branles Marcus ? » On m’essuie la figure, je suis amoché, la douleur s’insinue au fond de mon globe oculaire. « Il se découvre, cogne-le ! » En face de moi, Abou Mrad réclame à boire, il récupère. « Tu mènes aux points Marcus, c’est ton match, bombarde-le ! » Gong – Cinquième reprise… Dans un flash, je vois Abou Mrad titubant sous la lumière, il m’appelle à lui avec des gestes grotesques et un visage monstrueux. Viens Marcus ! Viens, que je te finisse ! Mais non ! Je délire, il tient sur ses pieds, et repart à sautiller. D’un coup de pouce, il m’accroche la pommette.
Sixième round… Parade, feinte, coup bref, repli, ça devrait être fini depuis plus de trois minutes. Mais au lieu de cela corps à corps encore, comme chaque fois que j’aligne Abou Mrad. Bras, foie, estomac, je me frotte à lui et l’imprègne de mon odeur. George non plus ne transpirait jamais. Il me disait que mes tee-shirts sentaient le fauve, sans que j’aie jamais su si cela lui dégoûtait. Un papillon blanc voltige sous ma paupière. Aveugle du côté droit, j’ai l’œil gauche cramé par les néons. Si je ne conclus pas, j’irai bientôt à tâtons. Mais au lieu de lui rentrer dedans, mes coups glissent sur Abou Mrad. Hanches, cou, épaules, je m’économise, je me méfie de ma force. Pourtant, j’ai beau me retenir, j’appuie encore trop : ce heurt entre les côtes, puis ce frôlement, presque par inadvertance, sur l’ourlet de son oreille, l’ont ébranlé. Le voilà invertébré, stupéfait tout contre moi. Il happe l’air à grandes goulées, comme si quelque chose de terrifiant s’était emparé de sa poitrine. Je le retiens. Ma parole ! Il s’effondre. On va le compter, ce sera terminé. Mi-slow mi-tango, mon gant maintient sa nuque molle, mes lèvres touchent les siennes, elles s’y posent pour l’aider à respirer. Nos deux salives se mêlent, goût de fer, goût de sang, il a la fièvre. Sur la piste, je le secoue un peu. « Réveille-toi ! » George n’aimait pas danser, il lui fallait des choses intellectuelles, et de quoi carburer passé minuit. «  Box ! » crie l’arbitre. Nous deux on chaloupe, portés par les insultes et les sifflets… Pas de deux intime, pas de côté, on va à reculons. Mes bras l’enveloppent, si mon dos touche les cordes, il dégringole. Son souffle brûlant frappe mon visage, je lui murmure qu’il va bien, que le gong va sonner dans trois secondes. «  Box ! Box ! » Nos lèvres se quittent, je cherche une manette à actionner sur son corps, pour lui rendre sa vitalité. Il se redresse à demi, secoue la tête. Je le caresse, cœur, poumons, tout a l’air de fonctionner. Séparation. Il tient sur ses jambes. « Box ! Box ! » Garde basse, il recule. Il me balance un crochet vers la tempe, rien de net. Je monte mes poings devant ma figure, comme si j’étais groggy. J’ai peur qu’il ne glisse à mes pieds. Le gong ! Vite ! Vite !
Dans mon coin, en attendant le début du septième round… L’arbitre examine mon œil d’un air mauvais. « Tu espères ce match depuis cinq ans ! » me crache Abel dans les tympans. Le jour où George m’a plaqué, j’ai pensé que j’allais lui défoncer la gueule. Il ne faut jamais me plaquer, sous peine de fait divers. Dix mois plus tard, je n’ai pas encore enlevé son nom sur ma boîte aux lettres. Dos cassé, ramassé sur son tabouret Abou Mrad, ne s’arrête plus de boire. Sa poitrine halète. Depuis que le l’ai embrassé, sa bouche est barbouillée de rouge. Il a une ecchymose sur le cou, et un bleu marbré de violet s’étale sous sa poitrine. Son teint s’est décoloré, un voile ternit ses prunelles, c’est ma faute si sa beauté part en fumée. Avant moi, personne n’avait osé. Alors quoi, maintenant ? Le réduire en cendres, ou le laisser maquer des points ? Me coucher à ses pieds, plutôt que de remplir mon contrat ? Une première pour Mains de pierre… Je scrute la salle. Si seulement George était là, au cinquième rang ! Et s’il revenait habiter au blockhaus Chicago avec moi ! Alors oui, je saurais conclure ! Mais George déteste me voir boxer, le bruit des coups lui inspire une déplorable trouille. George se bouche les yeux, il chiale comme une serpillière au pied du ring. Ensuite, il se saoule par ma faute, et l’alcool achève de vider son esprit, et d’y creuser cette cavité de l’oubli dans laquelle j’ai sombré. GONG… Je me soulève à peine, et retombe assis. Parade, feinte, coup bref, repli… Je reste dans mon coin. De vieux paysages transitent devant mes yeux : plages battues de mer, et massifs montagneux infinis face auxquels mon amant me tient la main… Oui, j’ai été un loup, un tigre, un aigle, et j’ai rêvé d’hymnes et de grosses médailles. J’attrape l’éponge d’Abel, qui tente de me retenir, et je la jette sur le ring. Abou Mrad n’en croit pas ses yeux. L’air hébété, il hésite à lever les bras, ne comprend pas que je lui abandonne la gloire qui me revient. Tu as gagné. Vas-y, mon frère, bondis de joie ! Ce match est le tien, mes poings de pierre ne te veulent aucun mal.

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