Six jours

D’Albane Courtier Mongeal

Prix Jeunesse de la nouvelle – Lauzerte 2021

© Albane Courtier Mongeal, 2021

Jour 1 : l’éveil

Je courais, mon lourd sac de classe me martelant le dos à chaque foulée que j’effectuais. Ma respiration était saccadée. Ce jour-là encore, j’avais tellement traîné après les cours que ma mère était rentrée sans moi et ce jour-là encore, j’avais ramassé une mauvaise note.
M’arrêtant devant le portail de chez moi, je pris quelques secondes pour souffler, puis, cherchant mon trousseau de clés qui se trouvait sûrement ENCORE au fin fond de mon sac, je levai les yeux au ciel. La pluie est imminente, me dis-je, avant d’abandonner l’idée de trouver mes clés et de me hisser péniblement sur le portail avant d’en sauter. Là encore, mon sac me martyrisa le dos, et je me fis la remarque que j’aurais simplement. Pu utiliser la sonnette afin qu’on m’ouvre, histoire de ne pas m’épuiser en efforts inutiles. Je soupirai, pleine d’exaspération contre moi-même, avant de me diriger avec une lenteur de pachyderme vers la porte de chez moi.
– Salut ! dis-je d’un air enjoué en pénétrant dans la maison
– Mmmmh, me répondit ma soeur, déjà sur l’ordinateur.
– Enfin rentrée ! soupira ma mère, qui cuisinait. Viens mettre la table s’il te plaît.
J’allai poser mon sac, puis, soupirant pour la forme, je m’exécutai. Après le dîner – enfin dîner est un bien grand mot car je m’étais contenté de m’injecter une seringue dans le bras, dîner plus rapidement tu meurs. En effet, depuis ma naissance, je m’alimentais par intraveineuse car, n’ayant pas d’épiglotte n’importe quel élément autre que l’air m’aurait étouffée en bouchant mes poumons – après le dîner donc, je m’en fus dans ma chambre, l’air las. J’avais du travail à faire…
Les verbes irréguliers d’anglais appris et mes exercices de maths remis au lendemain pour cause de flemme incurable et d’heures d’étude à combler, je fis mon sac. J’entendais ma soeur se brosser les dents et ma mère donner sa gamelle à notre chienne, Niwa.
Je me laissais tomber sur mon lit, mon téléphone à la main. Dans ma tête, la journée repassait comme un film. Les blagues en cours de récréation, l’ennui en cours d’anglais, le résultat de l’évaluation de maths, mes discussions avec mes amies, la fin d’année qui approchait… Tout s’enchaînait vite, trop vite. Et puis il y avait cette question qu’on me posait sans cesse, une pointe d’inquiétude dans la voix et un air de conspiration collé au faciès : « Mais c’est sans risque ton opération ? ». À cela, je répondais d’un air faussement serein et amusé  » Bha oui qu’est-ce que tu crois ? On est plus au Moyen Âge, c’est sans danger. Et puis en plus ce n’est qu’une anesthésie locale donc t’inquiète pas que je reviendrai vite fait pour t’embêter » .
En ce moment, tout le monde venait me voir dans le collège. Déjà auparavant, j’étais « la fille qui ne mange pas  » et maintenant j’étais « la fille qui va subir une graaave opération de chirurgie ».
Lasse de ruminer les mêmes idées, j’attrapai mon portable et décidai d’écouter un ou deux (ou trois ou quatre) podcasts féministes, ou de culture générale pour me coucher moins bête.
« Punaise, j’me suis endormie » fut la première pensée qui me traversa l’esprit, lorsqu’à 4h37 précise du matin, je me réveillai, les oreilles douloureuses d’avoir passé autant de temps compressées sous mon casque. J’eus alors l’étrange fantaisie de vouloir relire mon dossier d’opération. Je ne savais si cela m’aiderait à me rendormir car cette lecture laborieuse ponctuée de termes compliqués était, certes, soporifique, mais, le fait que cela me concerne directement éveillait à chaque fois un mélange d’appréhension et d’excitation en moi. En fait, ce n’est peut-être pas une si bonne idée que ça, pensai-je finalement…
Lorsque cette pensée traversa mon esprit en coup de vent, j’étais déjà à nouveau dans mon lit, le dossier sagement ouvert sur mon oreiller et une promesse bidon faite à moi-même la seconde plus tôt, déjà bien ancrée dans ma tête ; celle de lire jusqu’au bout ce dossier, et même les phrases en tout petit. Il faut vraiment être folle pour se lancer à 4h42 du matin dans la lecture d’un dossier rempli de paperasse pénible et démoralisante nan ? Et bien, je le suis. Page après page, je lisais sans relâche malgré l’heure avancée…
Vers 5h20, je vis enfin le bout de ma laborieuse lecture. Mais quelle ne fut pas ma surprise quand, après avoir lu la dernière page – où l’on me demandait, si, par hasard, j’étais amenée à clamser pendant l’opération, je voulais bien offrir mon corps à la science – je trouvai une petite feuille blanche sur laquelle étaient griffonnées des notes… Aussitôt, je reconnus l’écriture de ma mère.
Cherchant dans mes souvenirs à quel moment elle avait bien pu faire ça, un souvenir me remonta en mémoire. C’était à peine une semaine auparavant, lorsque nous étions allées chez le médecin pour parler de mon opération. Tout au long de l’entretien, ma mère avait posé question sur question et n’avait pas arrêté de prendre des notes, tandis que moi, je m’étais balancée sur ma chaise, rêveuse. Je pensais seulement que bientôt, j’allais enfin pouvoir manger. Cela signifiait tellement de choses pour moi ! En même temps, c’était une notion tellement abstraite… J’étais en plein rêve…

On m’avait raconté que, petite, j’avais essayé de manger (du chocolat paraît-il) poussée par les dires de mes camarades tous friands de cette sucrerie et que j’avais fini à l’hôpital : étouffement. Après cela, je n’avais plus réessayé de manger et même les petites réflexions mesquines de mes camarades qui ne cessaient de me dire que je n’étais pas normale, de me pointer du doigt en criant « attention attention, elle est contagieuse ! » ou qui s’amusaient à savourer leurs mets devant moi, ne m’avaient fait retenter l’expérience ; j’avais retenu la leçon. Au début, vivre avec ma malformation et me sentir différente avait été difficile, pourtant, avec le temps, les choses s’étaient arrangées, j’avais fini par accepter l’évidence et les autres aussi. Certaines filles m’avaient même fait remarquer qu’au moins, je ne prenais pas de poids. Je m’étais alors raccrochée à ses paroles pour trouver une quelconque utilité à mon fléau…

À la fin de l’entretien avec le médecin, celui-ci me demanda si j’étais toujours prête à faire cette opération malgré les risques que j’encourrais. J’avais répondu par l’affirmative, sans bien me souvenir des risques en question. J’étais sur un nuage… En repensant à présent, aux questions inquiètes de ma mère après cet entretien, à son regard soucieux, j’eus peur. Peur de ce risque qui, maintenant, s’imposait à moi avec violence. Il était là, écrit noir sur blanc, et, malgré mes habituelles difficultés à lire l’écriture de ma mère, je n’eus même pas à manifester la volonté de lire ce mot (volonté que je n’avais pas) pour qu’il s’impose à moi dans toute son horreur. MUETTE. Je pouvais devenir muette si le chirurgien se ratait. La réalité me rattrapa avec une telle violence que j’en lâchais la feuille, les mains tremblantes. Celle-ci voleta jusqu’au sol.
Je voulus attraper mon téléphone pour me divertir mais celui-ci n’avait plus de batterie, me laissant seule devant la dure réalité, ma réalité. Fatiguée, je fondis en larmes sur mon oreiller. L’assurance dont j’avais fait preuve quelques temps plus tôt, s’était envolée.
Qui pouvait prendre une telle décision à quatorze ans ?
Quatre jours pensais-je, il me reste quatre jours…
Dehors, l’orage grondait.

Jour 2 : Fuite

Quand je fus rentrée du collège, j’eus l’impression que l’on m’ôtait un poids.
Toute la journée, j’avais menti, faisant semblant d’aller bien, mentant même à mes amies.
Je m’en voulais.
Je ne voulais pas leur mentir, elles en qui j’avais tant confiance. Elles ne méritaient pas que je leur mente.
Mais le fardeau était trop lourd. Le poids de ce choix désormais si réel à mes yeux me pesait, et, en parler n’aurait fait que renforcer ce terrible sentiment d’impuissance qui m’assaillait. La réalité me rattrapait, et je n’avais pas le choix. Je devais choisir.
On voudrait toujours avoir le choix. Des personnes tueraient pour avoir le choix. Mais moi j’étais lâche. Je ne voulais pas choisir. J’aurais voulu subir et pouvoir me plaindre après. Je voulais redevenir l’enfant à qui l’on ne demandait pas de faire des choix. Cette enfant qui justement n’avait pas choisi, qui s’était battue bec et ongles pour pouvoir en arriver là, là où elle avait enfin le choix. Le choix de choisir pour elle-même. Mais cette enfant ignorait qu’elle aurait à prendre une décision pour le restant de sa vie…
De combien était le pourcentage de réussite déjà ?
Pourquoi suis-je aussi négative tout à coup ?
« Mes poèmes ! » me dis-je aussitôt.
Me précipitant vers ma table de nuit, j’ouvris le premier tiroir et en tirai des petits feuillets multicolores. Piochant dans le tas, j’en pris un de couleur verte. J’avais attribué cette couleur à la joie. Lisant les quelques lignes écrites sur le petite feuille, je déchantais très vite ; j’avais choisi un de mes tous premiers « poèmes » enfin si l’on pouvait les appeler ainsi. Celui-ci disait :
« Se balançant dans le vent des rubans blancs s’agitent.
L’odeur des herbes montent.
Des yeux clairs s’illuminent. Un sourire fleuri.
Une bourrasque. Larmes qui coulent. Fleurs qui se fanent.
C’est fini. Rien ne subsiste. »

Euuuuh… l’univers se ligue contre moi ou quoi ? Je voulais un truc gai, moi. Pas un poème célébrant la beauté éphémère. Je devrais vraiment faire un code couleur plus poussé. La prochaine fois, je mettrais des nuances de vert. Mais est-ce que chez Canson ils font du vert bouteille et du vert d’eau ? Je ne sais pas. À méditer.
Bon, me dis-je, renonçant à piocher un autre de mes poèmes, je n’ai qu’à dessiner, ça m’apaisera… Cinq minutes plus tard… : « À toute maman ! Je vais promener Niwa ! »
Je franchis le portail au pas de course, mes écouteurs enfoncés dans les oreilles, ma chienne que j’avais laissée libre galopant à ma suite. J’avais besoin de courir, de m’échapper, de m’envoler… Arrivée en bas du chemin, je rattachais Niwa, le souffle court. Dans le ciel brillait le soleil des après-midis de doute. Entre traînées mauves et chemins de lumière, le ciel semblait hésiter, tout comme moi.
Prise d’une inspiration soudaine je pris mon portable et écrivis dans mes notes :
« Soleil qui brille à l’horizon,
murmure des voix qui se sont tues,
jours de doutes ».
Plus tard, me dis-je, je l’écrirai sur une feuille jaune.
Au loin, devant moi, je voyais le soleil rougeoyant qui petit à petit, quittait l’horizon. Dans élan désespéré, comme pour le retenir, je me mis à courir. Laissant derrière moi les vestiges de mon contrôle, je perdais les pédales.
Sous mes pieds, je sentais le sol dur martelé par ma course folle. Je hurlais, je hurlais comme une louve malade d’amour. Autour de moi, il n’y avait personne.
Dans ce sentier perdu entre deux champs où courait une fille seule, où se défoulait une volonté déchirée, une nouvelle « elle » venait au monde…
Je courus jusqu’au bout de l’allée de terre, des larmes coulant sur mes joues, des sanglots étouffés dans ma gorge. Je ne voulais pas pleurer. Pas parce que l’on disait que pleurer était l’apanage des faibles, mais parce que je voulais juste crier. Crier ma douleur, crier mes démons, crier ma solitude, crier pour qu’on m’entende enfin. Moi qu’on n’entendrait bientôt plus…
Arrivée au bout du chemin, j’entendis l’eau calme de la rivière que je venais d’atteindre et je me remis à marcher, Niwa sur les talons. Des larmes silencieuses continuaient de rouler en cascade sur mes joues en laissant de longues trainées salées et ma respiration était ponctuée de hoquets. Essayant tant bien que mal de calmer mon souffle erratique, j’atteignis un endroit ombragé près de l’eau. Ma chienne se jeta dans le ruisseau pendant que j’enlevais mes chaussures. Je plongeai mes pieds dans l’eau glacée de la rivière… Ce contact me ramena peu à peu à la réalité qui m’entourait et la fatigue me gagna. Doucement, je mis ma veste sous ma tête avant de me laisser tomber sur l’herbe, les yeux mis clos.
Quand je me relevai quelques minutes plus tard, j’entendis les bruissements des feuilles et le clapotis de la rivière. C’était apaisant. Mais je ne voulais plus être apaisée. Je voulais prendre mes responsabilités. Le temps était venu, je le savais. Pour la moi du passée qui s’était battue. Pour la moi du présent qui se battait toujours. Et pour la moi du futur qui se construisait doucement.
J’allais me battre ; j’allais choisir.
Rallumant mon téléphone, je décidai qu’il était temps que je parle de mon problème. Je n’hésitai pas une seconde et appelai Chloé ; j’avais confiance en elle et je savais qu’elle me comprendrait. Cela faisait trois mois que nous ne nous étions pas appelées et notre discussion fut longue. Quand nous finîmes par raccrocher (contraintes et forcées car elle devait aller manger) je me sentais plus légère.
Reprenant d’un pas rapide le chemin de la maison, je sus que j’avais fait mon choix. Un choix, mon choix, peut-être pas le bon mais…c’était le mien et pas celui d’une autre. J’allais le faire. J’allais aller jusqu’au bout. J’allais tenter cette opération. Mais, avant cela, j’avais des choses à dire et à faire…
Dans la campagne, entre deux champs, là où le soleil disparu avait laissé place aux guides de nos songes marchait une jeune fille. Elle avait grandi…

Jour 3 : Unies

– Yeeees ! dis-je, toute excitée en sortant du collège accompagnée de mes amies.
Nous étions mercredi et, ce jour là, nous allions enfin pouvoir nous faire une après-midi entre copines. C’était l’après-midi idéal pour leur confier ma peur et les risques liés à l’opération. L’après-midi idéal aussi pour nous dire ce que nous ne nous étions jamais dit. Nous n’avions rien envisagé à part un ciné mais comme il faisait grand soleil et que nous avions du temps après la séance, nous avions prévu de la marge niveau budget, histoire de pouvoir claquer notre argent durement gagné dans des futilités.
Après avoir acheté nos places, nous pénétrâmes dans la salle sombre et le film commença…
Quand nous sortîmes, les yeux de mes amies brillaient, comme des petits soleils ; le film que nous venions de voir était incroyable et le fait de partager ce moment toutes les quatre l’était tout autant ; nous étions aux anges. Excitées et sautillant comme des enfants en bas-âge, nous nous dirigeâmes vers le bureau tabac pour y acheter des bonbons — auxquels je ne pourrai bien sûr pas toucher — avant de partir à la recherche d’un endroit tranquille où nous pourrions nous poser. Finalement, après quelques minutes de marche, nous grimpâmes sur des rochers bordant une allée fleurie.
Une fois installées, nous continuâmes à parler en longueur du film que nous venions de voir mais je remarquai que Cat commençait à se refermer sur elle-même et à se désintéresser de la conversation au fur et à mesure que nous parlions. Elle avait les yeux dans le vague, semblant ruminer une pensée désagréable et même les gaffes à répétitions d’Ymir qui semblait décidée à nous entraîner dans une discussion sur Pepa pig et Tchoupi ne la déridaient pas. Posant doucement une main sur son épaule, je lui demandai posément :
« – Qu’est-ce qui ne va pas Cat ?
– Bah rien pourquoi ? me répondît-elle dans un sourire crispé.
– Ne me mens pas, lui ordonnai-je d’un ton accusateur. C’est encore cause de Léo ?
Cat baissa les yeux sans rien dire. J’avais visé juste. La souffrance de Cat transparaissait dans ses yeux. Léo l’avait blessée plus qu’elle ne voulait le reconnaître et elle transformait sa tristesse en colère. Je jetai un regard vers Billie mais celle-ci comme à son habitude avait déjà pris les choses en main. Elle s’était placée à côté de Cat et la tenait entre ses bras.
« – Calin amilial ! clama Ymir avec ses habituelles réactions enfantines. Ymir et moi nous joignîmes donc à l’étreinte de nos deux amies avant de nous décoller pour demander de plus amples explications à notre amie.
– C’est simple, nous dit-elle, la première lettre — celle qu’il ne m’a pas rendue — il l’avait encore et apparemment il a décidé d’en faire profiter tous ses amis.
– Pourquoi ne l’avais-tu pas dit la dernière fois ?
– C’est vrai ça, renchérit Ymir, tu t’étais contentée de nous dire qu’il t’avait humiliée et que….
– Bon ça s’est passé quand ça ? repris-je, coupant court au début de monologue d’Ymir
– D’après ce que je sais, il leur a faite lire un soir à l’internat la semaine dernière. Je le sais car tous ses amis ont apparemment trouvé super intelligent de venir me voir pour me demande si s’était moi « Cat »… Nan, mais sérieusement, est-ce qu’un jour j’arrêterai d’avoir mal comme ça, à chaque crasse qu’on me fait ? J’en ai marre d’être faible, moi, assena-t-elle les yeux baissés.
– Tu n’es pas faible, lui assurai-je.
– Tu sais ce genre de situations humiliantes, on en a toutes vécu, la rassura Billie
– Si tu as besoin de quelqu’un pour lui refaire le portrait, je suis lui là, signala Ymir d’un air enjoué. Cette dernière réplique tira un faible sourire à Cat. Mais elle avait le coeur gros et reprit :
« J’en ai marre des garçons car ils sont tous c** — en plus ça rime — et j’en ai marre de moi parce que je suis tout le temps déprimée. Je n’en peux plus, je ne trouve plus de raisons de me marrer en ce moment. Heureusement que vous êtes là sinon ce serait pire. J’ai l’impression que je ne vaux rien ; je voulais un copain moi, je voulais que quelqu’un m’aime, mais tout ce qui m’est arrivé, ce sont des humiliations ou des échecs. Au début je m’inventais des sentiments, je voulais savoir ce que ça faisait d’être amoureuse et j’ai été éconduite à chaque fois. J’ai tout essayé, même ce moche de Thomas, et qu’est ce qui s’est passé à la fin ? Il a rompu. Alors, si même lui il ne veut pas de moi, je me demande ce que ça veut dire. Que je ne vaux rien ?
Il y eut un silence. Tout le monde comprenait le sentiment de détresse de Cat mais personne ne savait quoi dire. En même temps, que dire ?
Enfin, elle se livra complètement, la gorge serrée :
– C’est peut-être bête dit comme ça mais c’est ce que je ressens. Ma famille m’aime et me soutient et vous aussi, mais… je ne sais pas, j’ai besoin qu’on m’aime différemment, j’ai besoin qu’on m’aime d’amour. Après l’histoire avec Thomas, même si c’était dur, j’ai décidé d’arrêter de m’inventer des sentiments, d’arrêter de me monter à la tête avec ses stupides histoires de coeur. C’était dur à supporter tous ces refus et c’était dur à supporter toutes les rumeurs derrière. Dans les couloirs ou dans la cour de récréation, j’avais toujours l’impression que les gens me regardaient en se disant « c’est elle la fille qui s’est pris cinquante râteaux »… Et puis quand les rumeurs ont commencé à se taire et que je me faisais enfin à l’idée du célibat, il y a eu Léo. Et là, je suis vraiment tombée amoureuse. J’ai vraiment compris ce que c’était qu’aimer. Et lui, il l’a su. Je ne voulais pas qu’il le sache mais Lyra le lui a dit. Je n’aurais jamais dû lui faire confiance. Dans la cours, je le surprenais en train de me regarder et il y a une semaine, j’ai décidé de lui écrire cette lettre. Il l’a gardée mais ne m’a pas répondu. J’en ai écrite une deuxième. C’est Lyra qui est allée la lui donner. La première, c’était moi mais là je n’avais pas eu le courage. Léo a rendu la lettre à Lyra sans même l’avoir lue en guise de réponse. Ça m’a fait mal, cria-t-elle les yeux embués de larmes, mais qu’il m’humilie en plus en lisant ma première lettre à tous ses amis, là, c’est trop ! »
Catherine fondit en larmes. Aussitôt nous nous précipitâmes pour la prendre dans nos bras tout en nous excusant de ne pas avoir été à ce moment là. Qu’elle se soit tue me brisait le coeur. Moi, qui courrais le risque de ne plus jamais pouvoir parler, je mesurai à quel point, nous parlions peu en réalité des choses qui nous faisaient le plus de mal. Aujourd’hui c’était elle, elle qui s’était cachée, elle qui avait mal, elle qui avait besoin d’aide. En prenant conscience de cela je me dis que j’avais un rôle à jouer, que je devais l’aider, que nous devions la soutenir, parce que j’avais tout à donner, parce qu’elle avait tant à réparer, parce que je savais que ce que je ferai pour elles, elles le feraient pour moi, je savais que jamais je ne serai seule, je savais qu’au moment où j’en aurai vraiment besoin, elles seraient là.
– Être amoureuse, c’est nul, dis-je doucement. Ça fait trois ans que j’aime un goujat doublé d’un imbécile, qui ne pense qu’à son nombril et dont je n’arrive pas à me détacher. Il est parti un an et quand je commençais tout juste à arrêter de penser à lui, il est revenu au collège.
– On est d’accord ça n’amène que des ennuis, ajouta Billie. Moi, c’était il y a longtemps mais j’aimais un garçon qui aimait ma meilleure amie. J’ai fini par le lui dire mais cet idiot, avec beaucoup de délicatesse, en a profité pour me demander des conseils pour plaire à ma meilleure amie. A croire qu’il n’avait vraiment rien dans le ciboulot. Fichtre ! Comment ai-je pu tomber amoureuse d’un garçon pareil ? Je ne suis pas prête à retenter ce genre d’expérience !
– Je pense que c’est une question de karma, dit Cat en riant. Je ne sais pas ce qu’on a fait durant nos vies antérieures mais ça ne doit pas être rose.
– Oh ! j’ai une idée ! Dit Ymir, si à trente ans on n’est pas casées, on se marie entre nous.
– Pas faux, apprécia Cat. Puisqu’on ne tombe que sur de parfaits imbéciles incapables de se rendre compte de ce que nous valons, autant se marier entre nous. Au moins, on aura le mérite d’être heureuses.
Nous acquiesçâmes avec enthousiasme.
– Faisons une photo, dit Billie, comme ça, quand on s’ra de vielles mémés, on pourra toujours se rafraîchir la mémoire.

Serrées les une contre les autres, quelques larmes traînant sur nos joues pas encore trop abîmées par l’acné nous fîmes un grand sourire à la caméra de mon téléphone, immortalisant ainsi ce moment si cher à nos yeux. Au fond, il ne s’agissait pas tant de nous marier que de rester soudées. Si nous pouvions continuer à compter les unes sur les autres, nous surmonterions tout, nous en étions sûres…
Sur le bord d’une allée fleurie, là où passait des passants, là où aboyaient des chiens, là où le parfum des roses emplissait l’air et les narines, là sur ces rochers, quatre jeunes filles se prenaient en photos et dans l’air flottait cette promesse silencieuse, celle de de toujours être là les unes pour les autres et de ne jamais se quitter…

Après notre longue discussion, les filles et moi décidâmes qu’il était temps de rentrer. Il était l’heure de dîner quand j’arrivai chez moi. L’ambiance était lourde. Ma mère avait consulté mon carnet de notes et ma moyenne avait sérieusement chuté. Je n’avais même plus la force de riposter tant l’ambiance me pesait, sapant chez moi toute volonté de révolte et le repas se déroula en silence. Je n’aimais pas passer les repas en silence.
Ce silence que je redoutais, ce silence contre lequel je me battais. Mais que faire quand ce silence vient de ceux que l’on aime ? On peut se changer soi, mais pas les autres…
Mes habituelles blagues nulles me servant à détendre l’atmosphère quand celle-ci devenait trop déplaisante, ne sortaient pas. Au moment où j’en avais le plus besoin, toute volonté m’abandonnait, fuyait. Je préférais alors me terrer dans le silence comme tous les membres de ma tablée…
Pourquoi je rumine tout ça ? Pourquoi ne suis-je pas capable de penser au bonnes choses? Ce n’est pas dans mes habitudes de voir tout en noir. Décidément, cette opération qui approche me met vraiment dans sale état. Et pourquoi serait-ce la faute de cette opération ? Elle va pourtant me changer la vie cette opération ? Non ?
Fatiguée, je décidai d’arrêter de me voiler la face avec des questions auxquelles je ne pouvais de toute façon pas répondre et décidai de consulter les photos que les filles et moi avions prises pendant la journée.
De fil en aiguille, en remontant les selfies de grimaces et les vidéos inutiles, j’arrivai à une photo de nous, en train de nous faire un câlin. C’était la photo que nous avions prise après notre conversation… Cette vision me fit chaud au coeur et je m’endormis bercée par le son de cette promesse non dite mais pourtant si tangible…

Jour 4 : remords

Nouvelle journée au collège, et une heure de retenue pour bavardage en cours d’allemand … pour « bavardage », s’ils savaient… Qu’ils me laissent au moins animer un peu leurs cours pendant que je le peux encore, pfff.
En rentrant à la maison, je sus que nous allions avoir une soirée agitée. Ma mère avait l’air sur les nerfs et ma soeur tirait une tête de déterrée dans le plus pur style « j’ai toute la misère du monde sur mes épaules ». Essayant tant bien que mal d’avoir un air enjoué, je saluai tout le monde avec bonne humeur avant d’aller dans ma chambre pour dessiner un peu…
Environ une heure plus tard, je sortis de ma bulle. Depuis ma chambre j’entendais ma mère et ma soeur se disputer dans la cuisine. Me levant de ma chaise, je me dirigeai vers l’origine du bruit…
– Que se passe-t-il ? demandai-je.
– Ta soeur pique une crise car elle n’arrive pas à faire ses exercices de maths.
– Oh d’accord , répondis-je posément, Noé c’est sur quoi tes exos ?
– La proportionnalité, cracha-t-elle – Je vais t’aider alors, dis-je, je ne suis peut-être pas une flèche en maths mais la proportionnalité je maîtrise.
– Laisse tomber, asséna-t- elle, de toute façon t’es nulle et les maths ça sert à rien !
– Mais si les maths c’est utile, contrais-je en faisant semblant de n’avoir pas entendu sa remarque.
– Lâche moi ! Pinçant mes lèvres, je me retins de répondre que je ne la tenais pas et ravalai ma fierté.
– Bon alors débarrasse au moins tes cahiers, on va bientôt manger, faut mettre la table.
– Mais laisse moi j’te dis ! Arrête de faire ta maman !
– Comme tu veux, dis-je d’un ton dédaigneux, de toute façon, vu que tes cahiers sont à ta place, ça n’engage que toi si tu préfères te priver de repas toute seule.
-Aelia ça suffit, m’avertit ma mère
-Mais quoi ça suffit ? C’est elle qui déconne et c’est moi qui prends ?
Je me mettais à parler plus vulgairement, signe de la colère qui montait en moi. À côté de moi Noéline me regardait d’un oeil mauvais, tandis que la mère ne trouvait rien d’autre à dire que de faire attention à mon vocabulaire. Finalement, ma soeur partit s’enfermer dans sa chambre après avoir claqué la porte de la cuisine et moi je dûs faire face seule à une maman en colère qui ne cessait de me reprocher le comportement de ma soeur.
– Si tu n’étais pas intervenue, elle ne serait pas dans cet état ». À quoi je répondis que je n’avais chercher qu’à l’aider et que c’était Noé qui m’avait envoyée sur les roses. Après quelques minutes de discussion stérile, ma mère et moi nous mîmes à table et tandis qu’elle mangeait ses pâtes, je m’injectais tranquillement mon substitut de nourriture par intraveineuse. C’était un automatisme ; sortir la grosse seringue et une cartouche du congélateur, mettre la cartouche dans la seringue puis m’enfoncer la longue aiguille métallique dans le bras. À force, cela ne faisait même plus mal…
Ma mère me jeta un regard puis appela ma soeur pour qu’elle vienne à table, sans succès. Avant même qu’elle ait ouvert la bouche, nous savions que Noéline ne viendrait pas. Celle-ci avait préféré continuer à se morfondre dans sa chambre.
J’avais soupiré, irritée par le comportement puéril de ma soeur. Cela m’énervait d’autant plus que ce genre de scènes arrivaient souvent et toujours pour des motifs quasi inexistants. La dernière fois c’était la souris de l’ordinateur qui ne fonctionnait pas ; plus de piles, ou encore Niwa qui la poursuivait dans la maison pour jouer. Chez elle, tout était un prétexte pour piquer une crise. En allant dans ma chambre, je passai devant celle de ma soeur d’où parvenaient des sanglots étouffés derrière la porte fermée.
Je devrais faire au moins essayer d’arranger les choses me dis-je en soupirant. Je me doutais que ça n’allait pas être une tâche aisée. Poussant la porte, je trouvai Noéline en pleurs, recroquevillée dans un coin. Celle-ci me jeta un regard mauvais avant de me lancer un « dégage » apparemment sans appel. Pourtant, je restai.
Doucement j’avançai vers elle. Essayant tant bien que mal de ne pas me sentir touchée par les charmants petits noms d’oiseaux dont elle m’affublait, je me concentrais sur la marche à suivre pour calmer ma furie de soeur. Par-dessus ses cris, ma mère m’incitait à la laisser tranquille. Finalement, je tentai le tout pour le tout : je m’agenouillai devant ma soeur avant de la prendre dans mes bras. Noé me poussa, m’insultant de tous les noms, me criant de la lâcher. Puis, elle commença à se fatiguer, ses paroles furent plus espacées, ne laissant bientôt plus la place qu’à sa respiration saccadée.
– T’façon j’suis nulle, lâcha-t-elle, je ferais mieux de mourir. Je sers à rien. »
Les paroles de ma soeur me brisèrent le coeur, et je lui caressai le dos en cercles tout en lui répétant qu’elle se trompait, que nous l’aimions, que nous avions besoin d’elle. Petit à petit, sa respiration se calma… J’attendis quelques secondes avant de lui poser cette question : Pourquoi ?
D’abord, Noé ne répondit pas. Puis elle chuchota doucement « Je ne me sens pas bien, vraiment pas bien ». Tout en continuant à lui caresser le dos, je lui demandais « Pourquoi tu ne dis rien Noé ? Je t’aime, tu sais. Et puis, c’est à ça que servent les grandes soeurs non ? »
Ma petite soeur se blottit dans mes bras et me dit d’une toute petite voix: « Tu sais, parfois je n’ai pas l’impression que tu m’aimes ». Ma lèvre inférieure trembla. Étais-je une si mauvaise grande soeur ? Décidant de faire fi de mes interrogations intérieures, je relevai le visage de ma soeur en face du mien pour pouvoir la regarder dans les yeux.
– Pardon, lui dis-je. Pardonne moi Noéline. Je t’aime. Les yeux de ma petite soeur s’humidifièrent un peu et un sourire se dessina sur ses lèvres.
– Merci, dit-elle simplement, merci d’être venue. Tendrement, je lui pris la main pour l’emmener jusqu’à son lit puis lui déposai un baiser sur le front.
– Je reviens.
Après être sortie de la chambre de ma petite soeur, je m’en fus voir la mère pour lui dire que j’avais couché la petite. Ma mère me fit un sourire fatigué puis me remercia et, tandis qu’elle se faisait une bouillotte, je lui fis son lit.
Quand ma mère entrant dans sa chambre, je vis à son air fatigué qu’elle en avait assez. Je la pris tendrement dans mes bras et lui dis que nous allions y arriver, que nous allions nous en sortir. Elle me regarda alors dans les yeux et je vis la douleur qui luisait au fond de ses prunelles. « Je suis désolée » me dit-elle. Sur le moment je ne compris pas mais lorsqu’elle posa délicatement ses doigts sur ma gorge, je pris conscience de la culpabilité qui la hantait. Ma mère se sentait responsable de ma malformation.
« J’aimerais tellement pouvoir prendre ta place, chuchota-t-elle, j’aimerais tellement pouvoir te protéger, au moins encore un peu…
– Tu n’y es pour rien, la contredis-je doucement, ça n’est pas si grave, tu sais ? Et puis regarde, j’ai une famille et des amies formidables, c’est tout ce qui compte. »
Retenant mes larmes, je lui souris doucement avant de la serrer dans mes bras. Nous restèrent ainsi, enlacées, pendant de longues minutes, Nous prodiguant ainsi le réconfort mutuel dont nous avions tant besoin.
« Je peux rester avec Noé cette nuit ? demandai-je à ma mère quand celle-ci s’allongea dans son lit
– Oui tu peux me répondit-elle. »
J’étais sur le pas de sa porte lorsque je l’entendis chuchoter d’une voix ensommeillée « Elle t’aime tellement tu sais ». « Je sais » chuchotai-je en retour, la gorge nouée…
Une fois dans la chambre de ma soeur, je fermai la porte et m’allongeai à ses côtés. Contre moi, je sentais son corps tendu et fatigué, dont la respiration lourde et paisible traduisait le sommeil. J’espérais qu’au coeur de ses songes, elle m’entendrait :
– Pardon. Pardon de t’avoir laissée seule. Pardon de t’avoir laissé te battre de ton côté tandis que je me battais du mien. Pardon de ne pas avoir vu plus tôt tes appels à l’aide. Je te promets que plus jamais tu ne seras seule. Plus jamais. Je serai toujours là pour toi Noé. Aussi longtemps que tu vivras. Je te le promets.
Doucement, je passai mes bras autour de sa taille pour me serrer contre elle. Le contact de son corps chaud m’apaisa et je sentis qu’elle se détendait peu à peu. Alors, je sombrai dans le sommeil, m’endormant paisiblement tandis que nos respirations se calaient sur un rythme uni.

Jour 5 : l’envol

Assise à mon bureau, je regardais sans vraiment le voir mon cahier d’histoire. Cela faisait une bonne trentaine de minutes que je bloquais sur une question pourtant simple comme bonjour. Rien à faire, je n’arrivais pas à me concentrer. Dans la maison il n’y avait presque aucun bruit. Seuls régnaient le murmure ténu de la télévision et le ronflement paisible de mon chien qui semblait avoir rejoint le pays des songes.
Depuis longtemps maintenant, je brûlais d’envie d’ouvrir La boite, cette boîte qui, depuis maintenant trois ans, sommeillait au fond de mon placard. Trois ans, trois ans que ma tante est morte, trois ans qu’elle m’avait légué ce cadeau, trois ans que pas une fois je n’avais eu le courage de l’ouvrir… Mais aujourd’hui je le devais, je le sentais j’étais prête, et l’échéance de l’opération qui devait se dérouler le lendemain ne me laissait pour ainsi dire, plus le choix. Repoussant ma chaise, je m’approchais de ma penderie, le ventre noué. À maintes reprises, j’avais essayé d’aller jusqu’au bout, d’ouvrir enfin ce précieux cadeau et, chaque fois, je n’avais pu…
Le jour de la mort de ma tante se rappelait sans cesse à ma mémoire et je ne savais si l’ouverture de cette boite m’aiderait à apaiser ce sentiment d’inachevé qui m’habitait ou si au contraire , elle le raviverait. Soulevant doucement les piles de vêtements sous lesquelles j’avais enfoui la boite, je finis enfin par l’atteindre. La sortant de mon placard, je fis tomber du même coup un sac de toile claire. Celui-ci contenait le cadeau d’anniversaire que ma meilleure amie d’enfance Lana m’avait offert cette année là. C’était une paire de pointes d’une blancheur immaculée dont les longs rubans crèmes glissèrent au sol avec légèreté une fois sortis de leur étui. Je les posai sur mon lit puis je m’assis par terre, la boîte sur les genoux. Curieusement, je ne tremblai pas cette fois. Je fermai les yeux, attrapai le présent de ma tante. Passant lentement mes doigts sur les contours de la boite, j’en soulevai délicatement le couvercle avant de plonger ma main à l’intérieur. Je sentis la douceur d’une étoffe. Elle était soyeuse, elle m’était familière, elle m’appelait. Toujours sans ouvrir les yeux, je sortis le tissu de sa boîte avant de le tendre à bout de bras devant moi. Quand j’ouvris les yeux, je ne pus retenir un hoquet de surprise en voyant la belle robe de soie rouge que je tenais à la main. Cette robe, je m’en souvenais; le jour où j’étais allée voir ma tante à l’opéra pour la première fois, je l’avais vue danser dans cette robe…
– Maman, maman on va où dis ?
– On va voir Lise danser.
– Tatie va danser là-dedans ?
– Et oui, dit ma mère en souriant, tu sais, c’est sont métier à ta tante de danser dans des opéras. » À la fin du ballet, j’étais partie rejoindre ma tante en coulisses, des étoiles dans les yeux.
– Hey Tatie Tatie, t’as trop bien dansé !
– Merci ma puce, c’est gentil, m’avait répondu ma tante avec un grand sourire, son grand sourire.
Je me souvenais encore de son expression avec une netteté incroyable, son sourire de gamine qui s’étirait d’une oreille à l’autre, ses yeux ambrés si semblables aux miens qui se plissaient, le froncement de son petit nez en trompette, je me souvenais de tout, absolument tout, et ça me faisait mal…
– Oh et ta robe, elle est trop belle tu sais. Je peux l’essayer ? avais-je demandé en prenant mon air de chien battu.
– Mmmh, je ne sais pas, qu’en penses-tu Laura ? avait-elle demandé à ma mère, les yeux pétillants de malice.
– Fais comme tu veux, s’était défaussée ma mère – Bon, je te propose un marché Aéchoupette
– Ne m’appelle pas comme ça, avais-je râlé, avant de me reprendre et de demander sur un ton on ne peut plus sérieux, bon alors, c’est quoi ton marché ?
– Je te propose de te donner cette robe, mais seulement le jour où elle t’ira et bien sûr si tu pratiques encore la danse.
– Mais c’est dans super longtemps ça ! C’est pas juste.
– Bon alors je te donne le droit d’ajouter une condition.
– D’accord. Alors promets moi qu’on dansera ensemble le jour où je porterai cette robe.
– Marché conclu, avait accepté ma tante.
Fébrilement, je me déshabillai avant d’enfiler maladroitement la robe. Aussitôt que je l’eus mise, je me sentis bien. Le léger tissu frôlait ma peau avec douceur et le bustier de la robe épousait mes formes à la perfection. J’avais l’impression d’avoir une seconde peau. M’asseyant sur mon lit, je saisis la paires de pointes blanches et les enfilai. Comme je m’y attendais, c’était là aussi exactement ma taille. Affublée de ces nouveaux accoutrements, je me sentais à ma place mais un léger malaise m’habitait ; et si je ne savais plus danser ?
Depuis la mort de ma tante, l’année de mes onze ans, j’avais arrêté de danser. Danser me la rappelait sans cesse, et c’était une torture pour moi, moi qui ne voulais que l’oublier, enterrer son absence et tous mes souvenirs d’elle pourtant si chers à mon coeur.
Respirant profondément, je me mis debout et m’étirais doucement, je pris le temps…
De longues minutes plus tard, je me décidai enfin à tenter quelques pas et une pirouette. Mon corps n’avait rien oublié de cette force et de cette souplesse. Galvanisée par ces petites victoires je décidai de sortir de la maison. Il fallait que je danse, vraiment…
– Je vais me promener, lâchai-je à la cantonade en quittant la maison.
Une fois dehors, je descendis en sautillant le chemin. Autour de moi, le vent faisait bruisser les feuilles encore humides de la dernière pluie et les oiseaux chantaient. Le soleil s’infiltrait entre les feuilles, caressait mon visage et éclairait le paysage. Je vis le monde s’éveiller autour de moi, je vis la vie jaillir de tous les côtés, je vis cette petite fleur jaune qui relevait la tête même après l’orage, je vis ces trois pousses vertes qui transperçaient le béton, je vis la nature parler, je vis les oiseaux chanter. Je goûtais aux plaisirs simples, ceux qui se passaient de mots…
Arrivée sur le parking situé en bas de mon chemin, je me mis à marcher tranquillement tout en tournant sur moi-même. Petit à petit, mes pas hésitants et incertains se transformèrent en une danse fluide et aérienne. Autour de moi, les voiles de ma robe se mouvaient comme autant de pétales de rose jetées dans l’air frais du soir tandis que mon corps lui, m’emportait à nouveau dans le ballet endiablé d’une passion trop longtemps contenue…
La danse m’avait manqué et me ramenait à elle, enfin…
Qu’importe que mon opération réussisse ou non, à présent, je pouvais partir sereinement. La danse était mon langage et plus jamais je ne la quitterai, j’étais à nouveau entière…
J’entendais le claquement de mes pointes sur l’asphalte. Je percevais le clapotis des gouttes d’eau, qui jaillissaient des flaques lorsque d’un mouvement brusque, je troublais leurs surfaces lisses. Je sentais l’air frais sur ma peau. Je voyais l’immensité de ce ciel qui semblait s’étendre à perte de vue.… pourtant, j’étais ailleurs.
Je voyageais dans un océan de visions qui n’était pas miennes.
J’étais cette danseuse voilée de soleil qui dansait sur cette place de Cuba où l’odeur de la sueur se mélangeait à celle des épices. J’étais cette guerrière parée d’albâtre qui, dressée sur un rocher faisait face à la houle et se battait sauvagement contre les assauts des vagues. J’étais cette jeune fille discrète, qui, au fond d’un bar de banlieue, esquissait les premiers pas d’une danse laissée dans l’oubli. J’étais cette âme égarée virevoltant autour de d’un lac calme pour y trouver la paix.
Aux larmes coulant sur mes joues vinrent s’ajouter des gouttes de pluie. L’averse fut drue, trempant sans pitié la légère robe pourpre qui m’habillait. Mais la pluie fut ma compagne. Au fur et à mesure de ma longue communion, ma danse crue et agressive se fit plus douce, adoptant des mouvements plus lents et doux, emplis de la chaleur des êtres aimés… Quand, dans une dernière pirouette, je m’arrêtai, harassée, je levai mes yeux vers le ciel et y vis le soleil… Autour de moi tombaient les dernières gouttes de l’averse et, au loin, se dessinait un arc en ciel. Je souris.

Jour 6 : L’opération

Un brancard. Les néons de la clinique. Une armée d’infirmières autour de moi. Les battants de la salle d’opération se referment derrière moi. Le chirurgien penche sa tête au-dessus de moi avec des mots rassurants.
J’écoute à peine ce qu’il dit. Franchement, qui écoute ce genre de phrases bateaux ?
J’ai accompli ce que je devais faire. Que ce qui doit être, soit.

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