in Fantômes et autres nouvelles, © Editions d’en bas, 2023

La pièce de séjour a toujours été sombre, la faute aux petites fenêtres donnant sur le nord-est, aux murs épais, au plafond bas. D’année en année, on a compensé ce défaut de lumière par des éclairages de plus en plus efficaces. Après l’unique ampoule sous laquelle on devait se grouper pour lire, sont arrivées les lampes tamisées, décoratives, aux couleurs chaudes. Installées à plusieurs endroits de la pièce, elles divisent l’espace en îlots intimes. Le poste de radio, centre nerveux de la pièce pendant la guerre, permettait d’écouter malgré les grésillements les nouvelles de l’Europe en feu. Ensuite on le relègue dans la cuisine où des chansons accompagnent la préparation des nourritures. Contre le mur a pris place un téléviseur qui gobe à l’instant tous les regards. Quand il diffuse, une lumière épaisse et froide inonde la pièce, vibre dans les murs.
C’est là que depuis un siècle on se réunit pour les repas en commun, les fêtes, les décès, les petites et grandes occasions. L’après-midi quand chacun vaque à ses occupations, on n’entend que le mouvement lent de l’horloge, ses entrailles de cuivre frémissantes de ressorts.
Sur le canapé, le grand-père atteint aux poumons soufflait avec peine entre ses lèvres bleues. Avant la maladie, il présidait sa commune, dictait les procès-verbaux, s’efforçait d’arbitrer les querelles. Il partait faucher à l’aube avec son fils encore enfant pour qui il avait conçu un outil à sa taille. La maison avait été agrandie pour le mariage des parents. Sa femme tenait la campagne, elle partait tôt dans les champs de fraises en sarrau noir, la tête couverte. C’est elle qui amenait la prière dans la maison, les bêtes et les saisons, lui regardait vers les lois et les nécessités d’argent. Le grand-père disparu, l’épouse lutte encore pour tenir les terres, en veuve dénuée de plainte. Elle encadre la photo du défunt au mur, il porte son chapeau (aucun homme ne sortait sans chapeau), nous regarde de face, très sérieux, on aperçoit son œil de verre trouble, mal dirigé. Il y est encore aujourd’hui.
Peu à peu on se sépare des bêtes, le dernier cochon est saigné, les vaches vendues, on garde deux chèvres pour le lait. Le seul fils aide aux vignes, aux fruits, après son travail à l’usine. Les quatre filles se partagent les tâches, l’une gagne l’argent dans un magasin d’aliments (les premiers étalages où se servir soi-même, cela vient d’Amérique, on s’y habitue mal), l’autre dans la vente de chaussures. La troisième s’en va aux usines horlogères dans les montagnes du Jura. Elle y vit seule, en chambre chez un couple, penchée neuf heures par jour sur des lentilles minuscules. Judith a le mal du pays et la tristesse agressive, le vendredi soir elle rejoint la maison-mère très tard, harassée. Elle maugrée tout le samedi, ne supportant pas le moindre changement dans cet espace, trouvant ridicule les nouveaux rideaux, la radio qui chante, une image au mur. On la dit nerveuse, on ne la comprend pas, il faut la plaindre ou la craindre. On cherche à éviter les esclandres, elle s’isole encore. Ses seuls sourires s’adressent aux bébés qu’elle chérit, elle qui n’en aura pas. La quatrième fille épouse un mécanicien et s’installe à proximité, son frère fait de même avec une coiffeuse. Beau-fils et belle-fille sont désormais à la table de la cuisine, le dimanche, ils ont des traits autres, des caractères et habitudes imprévisibles, le monde n’a pas la même teinte dans leurs paroles. Il faut s’habituer à cette différence qui s’installe, régule à sa façon de nouveaux liens, se reporte sur les expressions, les caractères des enfants. Il faut ouvrir le cercle et cela réveille de vieilles colères. On se dispute pour une grange, des travaux, le partage de telle portion d’abricotiers. Avec les alliances, la maison voit surgir beaucoup d’enfants, régulièrement, comme des fruits. Les aînés mènent les poussettes des derniers venus. On se déguise dans la cour, on se bat pour des poupées. On veut des portées de chatons pour les caresser. Les camarades de jeu ne manquent pas, des Italiens occupent deux maisons voisines, on est curieux de leur cuisine, de leur lessive, de leurs accents. Ils apportent un monde lointain que l’on ne connaît pas. La maison fait place aux enfants, de petits jouets sont déposés sur les tables ou au sol, les assiettes se multiplient aux repas, ça parle ou ça crie, les escaliers sont parcourus en tous sens. À l’heure de la sieste, l’horloge règne à nouveau seule sur la chambre sombre.
L’ouvrière partie au Jura tombe malade, on s’affaire autour de son lit, elle revient pour y mourir. Pour les autres, pour les enfants qui prononçaient « tante Judith » comme un seul mot, elle devient une image au mur, en noir et blanc, le visage fin et les yeux très noirs. Avec l’âge, la grand-mère s’affaisse, elle ne sort presque plus, à peine pour cueillir des herbes à tisanes, le matin très tôt pour recevoir l’hostie. Elle reste longtemps sur la galerie, l’après-midi, sans forces. Un jour que les enfants rentrent de l’école et viennent taquiner les chats, ils trouvent leurs parents au pied du grand lit de chêne, recueillis, on leur dit calmement « Grand-maman est morte ». Un visage creusé et parcheminé émerge des draps. La vieille femme rejoint les autres images, on la place sur la bibliothèque, près d’une lampe. Puis c’est au tour d’un neveu encore adolescent, énuqué dans une collision. C’est le drame de tous, la mort scandaleuse, violant les espoirs et les coutumes. La maison s’emplit de fleurs, de lettres, de pleurs. Les voisines se succèdent en visites éplorées à la mère pendant des semaines. On porte du noir, on ne s’explique pas les choses, comme elles vont, soudaines, trop brutes. Du neveu reste une photo neutre, sur laquelle fleurit sa première barbe, et il regarde droit devant lui. L’image rappelle celle, inexpressive, d’un passeport.
D’année en année, selon les cycles de l’âge, ou ceux des malheurs imprévus, la cohorte des visages se mue en papier glacé. Lente transmutation des corps en images. Toutes les photos fixent le visiteur qui pénètre dans l’antre. Il reste surpris, gêné de ces yeux sur lui. Que cherche-t-il ici ? Pourquoi vient-il déranger leur règne ?
Il ne reste à la fin qu’une des sœurs, la cadette, seule dans la bâtisse, luttant contre ce qui se désagrège, le corps chaque année plus assailli de maux. C’est elle qui se tient en tête de colonne, avec son armée de souvenirs, unique ordonnatrice du culte.
La maison remplie de cris et de projets, de chatons et d’adolescents en sève, peu à peu prend les allures d’un temple vide. Les lumières semblent destinées à éclairer de petits autels. Déposées sur toutes les parois, le long des bibliothèques et des commodes, des icônes modestes forment un chapelet de spectres ou de saints figés.
Trois chats ne quittent pas la pièce, le centre de tous les mondes, tapis sur l’armoire, la chaise, le canapé. Ils dorment puissamment dans le rythme de l’horloge et quand vous entrez, ils jettent vers vous un regard très ancien, méfiant, comme s’ils surveillaient une épave gonflée de coffres, ou un tombeau de princesses.

Jérôme Meizoz, Fantômes et autres nouvelles, En bas, 2023.

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