Fragments

de Noémie Charcosset

Collège Pierre Flamens de Castelsarrasin
Lauréate du prix Jeunesse Faction Place aux Nouvelles 2023

Nouvelle inspirée de Comme ton père de Gilles Abier, éditions In8

 

 

Le cancer et moi, on a toujours eu une histoire compliquée.

Surtout depuis qu’il m’a enlevé ma mère puis m’a appris que je n’étais pas son enfant.

 

Je croyais qu’après avoir privé ma mère de sa vie de famille heureuse en l’enfermant dans une chambre d’hôpital jusqu’à son décès, le cancer en avait fini de jouer avec mon père et moi.

Mais il m’a aussi enlevé mes origines.

Il m’a enlevé ce qui m’était de plus cher depuis la disparition de ma mère : le fait de savoir que j’étais toujours sa fille.

Mon père m’avait dit, dans ses moments de lucidité, quand il n’était pas en train de pleurer enfermé dans leur chambre, que quoi qu’il arrive, elle resterait toujours ma mère et moi son enfant. Malgré la distance inimaginable qui nous sépare, elle dans les nuages, moi coincée dans cette maison triste et sombre, maintenant devenue poussiéreuse. Tout s’est transformé en poussières, en cendres. Le feu joyeux qui animait notre famille s’est éteint. Et la flamme qui dansait en moi quand je pensais que mes parents et moi, nous partagions notre ADN, a été recouverte par un océan de larmes.

Celles que j’ai versées quand le Dr Costa m’a demandée de la suivre, un regard empli de pitié dans les yeux. Nous n’étions pas prêtes, toutes les deux, à assimiler ce qu’elle allait me dire. Ses moindres mots semblaient lui coûter.

On m’avait fait une prise de sang pour savoir si je risquais un jour d’être frappée par ce démon dévastateur. Normalement, j’aurais dû attendre mes dix-huit ans, mais ma mère avait insisté, car elle savait ce que le cancer lui avait fait et pourrait me faire. À seize ans, on ne se dit pas que cela pourrait nous arriver bientôt. Cette prise de sang, je l’avais presque oubliée.

Mais dans les résultats, une information encore plus capitale est ressortie : moi, Juliette, je n’étais pas la fille de ma mère. Pas le même ADN. Pas les mêmes gênes. Des étrangères. Quand le Dr Costa m’expliquait tout ça, je m’agrippais à ma chaise pour ne pas vaciller tandis que mes jointures moites blanchissaient. J’étais pâle. Une page blanche. Une page qui était redevenue vierge, où tout avait été effacé en moins de deux minutes par les résultats d’analyses génétiques. Je ne me souviens pas de ce qui s’est passé après. La docteure m’a pris par les épaules et m’a raccompagnée jusqu’à la salle d’attente en me frottant une main réconfortante dans le dos. Comme ma mère. Le visage de mon père s’est déformé dans un rictus indéchiffrable. Je ne sais pas ce qu’il éprouvait à ce moment-là.

Et je ne voulais pas savoir. À peine on était sortis de la voiture, après un trajet alourdi d’un silence de plomb, que je n’ai pas attendu la moindre explication de mon père, je suis partie dans une crise sans égal. J’ai hurlé, le visage baigné de larmes, puis j’ai balancé rageusement des coussins sur mon père, qui ont atterri sur son visage, d’où commençaient à poindre des larmes aussi. Puis je suis montée en claquant la porte et je ne suis ressortie que deux jours plus tard.

Mon père savait. Forcément qu’il savait, puisqu’il n’est pas mon père non plus.

Pendant seize ans, ils ont tenu bon, pendant que je leur disais: « Je suis tellement heureuse d’être votre fille» et qu’ils me répondaient en souriant: « Et nous d’être tes parents ». Aucun membre de ma famille de cachottiers n’a fait une seule petite allusion à mon adoption. Même quand mon père m’entendait pleurer en pleine nuit et qu’il venait me consoler, peu avant la mort de maman, il n’a pas daigné me révéler la vérité. Ma grand-mère, qui a toujours été une sorte de meilleure amie pour moi, n’a jamais lâché un mot, durant nos séances télé du dimanche après-midi où on se racontait nos vies. Je leur en voulais à tous. Même ma mère. La colère se mélangeait au manque, à la tristesse.

Ma mère me racontait tout. Son enfance, sa jeunesse, ses amours avant mon père, ses envies, ses regrets. Et elle m’avait certifié qu’elle avait toujours été sincère avec moi. Qu’elle m’aimait trop pour me cacher des choses. Et moi, je tanguais trop entre l’espoir qu’elle s’en sorte et le désespoir face à son déclin pour ne pas la croire.

Mon père n’a de père que le nom depuis la mort de ma mère, et moi je ne suis guère une bonne fille non plus. Si ma mère n’avait pas été malade, est ce que j’aurais su? Probablement pas. Pendant notre dispute, mon père ne faisait que me répéter qu’ils me l’auraient dit un jour. Ils étaient trop fiers que je sois leur fille pour que je ne le sois plus – biologiquement parlant – s’ils me révélaient qu’ils m’avaient adoptée lorsque j’avais six mois. Mon père avait peur que je m’éloigne d’eux. Mais c’est ma mère qui s’est éloignée de nous en emportant son secret avec elle.

 

Si je ne suis pas leur fille, alors qui suis-je?

 

Toute ma vie, je n’ai été rien d’autre que leur fille.

Ils m’ont transmis un nom, une éducation, et par-dessus tout, de l’amour. Qu’est-ce que mes parents biologiques m’ont transmis? Rien. Rien à part des gènes différents des deux seules personnes que j’ai vraiment aimé depuis le début de mon existence.

Après la dispute avec mon père, j’ai pleuré toute la soirée, enfermée dans ma chambre. Puis j’ai regardé le plafond pendant deux jours, en me nourrissant seulement des barres de céréales que je garde dans mon sac de sport. Il fait partie de ma vie d’avant. Avant la mort de maman, avant que j’apprenne que j’ai été adoptée, avant que papa ne craque à cause de moi.

Je l’entendais sangloter depuis la pièce d’en face, leur chambre. Je savais que j’avais crié trop d’atrocités que je ne pensais même pas et que ça avait précipité sa chute dans les abîmes du désespoir. Je l’avais poussé dans ce trou noir pendant que m’efforçais de ne pas y basculer moi-même.

Mais la rancœur brûlait encore dans ma poitrine m’empêchant d’aller le consoler.

Je repensais à mes derniers échanges avec ma mère. Rien dans sa voix ne trahissait la force de son « je t’aime, ma fille chérie» à part le sentiment de son départ proche. Je le sentais aussi, alors que sa main fébrile puisait dans ses dernières ressources pour serrer la mienne, moite et pleine de vie.

 

Le troisième jour, j’ai décidé de sortir de ma chambre. La maison était devenue terne, froide, comme si son âme s’était évaporée depuis le départ de maman. La légère fissure qui lézardait sur le mur de l’escalier me rappelait que nous aussi, nous étions brisés.

Des tasses de café à moitié finies s’empilaient dans l’évier. D’autres étaient éparpillées ailleurs dans la cuisine. Je ne me souciais pas vraiment de mon père. Je savais qu’il était dans sa chambre, en train de visionner des vieux albums remplis de photos de tous les deux, si vieux que je n’y figure pas. J’ai regardé les appels manqués sur le téléphone: quinze, et seulement de ma grand-mère.

Comme si depuis que l’enterrement était passé, et que ma mère était définitivement partie, nous n’existions plus. Il n’y avait que ma grand-mère pour savoir, sans même le voir, que son fils dégoupillait et que je n’en étais pas loin. Mais rien que penser à elle me ramenait à l’information capitale qu’elle et tous les autres qui savaient avaient caché bien au fond de leur boîte à secrets.

Comment voulaient-ils que je me construise sans mère, puis sans rien du tout pour me rappeler d’où je viens ? Pour moi c’était une évidence, j’étais issue de ma mère, cette merveilleuse femme, et de sa famille que j’appréciais beaucoup.

On ne peut pas savoir où on est si on ne sait pas d’où on vient, et encore moins où on va.

J’ai pensé, à ce moment-là, devant le téléphone et sa liste d’appels manqués, si seulement ma mère était là.

Pendant ma longue méditation dans ma chambre, les yeux rivés au plafond, je voulais la revoir pour la confronter. Pour la prendre par les épaules, la secouer, lui demander qu’est ce qui leur avait pris quand ils ont décidé de ne pas me dire qu’ils m’avaient adoptée. Je voulais la voir devant moi pour lui déverser ma colère, mon dégoût, toute cette rage qui bouillonnait en moi.

Mais, en relevant la tête pour tomber nez à nez avec un portrait de nous deux à la plage quand j’avais deux ans, accrochée fièrement au mur de l’entrée, je priais intérieurement pour quelques minutes en face d’elle, où je lui demanderais juste: pourquoi ? Le regard radieux de ma mère souriante, semblait me transpercer.

 

«Pourquoi tu ne m’as rien dit, hein?» je me suis surprise à dire à haute voix.

Je me sentais étouffer dans cette maison. J’avais l’impression de sentir des mains invisibles m’enserrer le cou petit à petit. Alors je suis sortie, sous le porche, dans mon vieux jogging bleu canard et mon sweat-shirt des Lakers, qu’on avait acheté, ma mère et moi, lors du dernier shopping qu’on a fait ensemble. Après, tout s’était vite enchaîné sous mes yeux sans que je ne m’en rende vraiment compte. Ce pull sentait son doux parfum de lavande depuis que je lui avais prêté lors d’une promenade dans le parc de la clinique. Notre dernière promenade.

Il y a des gens qui partent loin et cela les aide à se retrouver, à découvrir leurs origines. Ou bien à découvrir qui ils ont envie d’être. Je n’avais pas la moindre idée ni de qui j’étais vraiment ni ce que je voulais devenir.

Je pensais que rester assise sur les marches, recroquevillée sous le porche pour me protéger du vent, allait m’aider à recoller les morceaux. Sauf que je ne savais pas par où commencer. J’étais fragmentée de toutes parts et les bouts de mon identité semblaient dispersés partout loin de moi. J’ai attendu, en me balançant d’avant en arrière, les bras enroulés autour de mes genoux, la tête enfoncée dans ma capuche. Je ne sais pas ce que j’ai attendu. Peut-être la pluie. Pour qu’elle me lave de toute ma colère. La colère était en ce moment la seule chose qui m’enveloppait encore. Et elle est dure à enlever. Comme un vieux col roulé qu’on n’arrive pas à passer au niveau de l’encolure. Alors ça nous énerve de ne pas pouvoir le sortir, et la colère nous emplit toujours plus, parce que s’énerver ne sert à rien quand on veut faire avancer les choses. Mais je disposais de quoi, moi, à part ma colère ? Rien.

 

Je savais que mon père était déjà au bord du gouffre et je l’y avais poussé pour de bon, parce que j’étais trop en colère, trop dévastée pour contenir mon flot de paroles insensées. Il avait fallu que je déverse tout ça sur quelqu’un, pour le rendre responsable de quelque chose qui nous dépassait tous.

Je lui avais lancé des choses que je ne pensais même pas et j’étais incapable de le consoler parce que pour recoller les morceaux de son esprit de père brisé, il fallait que je commence à retrouver les fragments de ma propre identité.

Les gouttes s’écrasaient sur les pavés de l’allée qui traversait la pelouse. Le chemin se dessinait au milieu de toutes les mauvaises herbes bien trop hautes, mais il était frappé de plein fouet par la pluie. Je pourrais toujours essayer de remonter à la surface et tracer ma route, je ne serais pas à l’abri.

J’ai entendu mon prénom.

Une fois. J’ai cru que c’était un écho de la voix de ma mère dans mon cerveau.

Deux fois. J’ai pensé que je devenais folle. Qui pouvait bien appeler mon prénom, dehors, sous cette pluie battante ? Qui se souciait encore de moi ?

 

Une main chaude m’a agrippé l’épaule et m’a tiré de ma torpeur. C’était ma grand-mère, la seule personne qui n’avait pas oublié que je souffrais.

«Je sais que tu sais», m’a-t-elle dit.

C’étaient les cinq mots que j’avais attendu toute ma vie. Le début des explications. Le début de ma nouvelle vie. Le premier fragment se trouvait dans la main que ma grand-mère tendait vers moi, puis dans sa vieille voiture dans laquelle j’étais montée des centaines de fois. C’était la première fois que j’y montais depuis que moi aussi, je savais.

Elle m’a offert une tasse de thé, celui à la cannelle, et elle m’a raconté. Elle a comblé les trous de mon existence petit à petit, en me disant que mes parents ne pouvaient pas avoir d’enfants, qu’ils ont tout essayé, qu’ils ont désespéré, qu’ils ont même failli abandonner et se séparer mais que quand ils ont enfin pu m’avoir, j’étais leur fille, et rien d’autre. Mamie avait essayé de les raisonner, de les convaincre que je devais savoir qui j’étais, d’où je venais. Mais ils n’avaient pas voulu l’écouter,  parce qu’ils m’avaient tellement attendue qu’ils ne voulaient pas qu’on se sache séparés par la génétique. J’avais vécu plongée dans le mensonge pendant seize ans, et j’aurais pu en attendre seize de plus, encore et encore. Plus ma grand-mère m’en racontait, plus la colère s’estompait et laissait place au regret, à l’envie de tout recommencer.

Elle me donnait peu à peu tous les bouts manquants de mon existence, à chaque mot, à chaque révélation. J’ai réalisé que je ne les connaissais pas et que j’étais la seule à ne pas les connaître, mais qu’ils m’aimaient. Peut-être que ça avait été mieux pour moi, de ne pas me sentir comme une étrangère parmi eux. Ils avaient voulu me préserver de ça : le sentiment d’être exclue, différente, de ne pas appartenir à une famille. Je n’avais jamais ressenti que je n’appartenais pas à leur famille grâce à eux. Ils m’avaient donné une nouvelle identité que j’ai perdue au moment où le Dr Costa m’a montré les résultats d’analyses.

« Merci pour tout ça, mamie, je lui ai dit. Merci de m’avoir dit tout ça, tu es bien la seule. Je ne peux plus parler à papa, et il va mal. Je ne vais pas arriver à le consoler, à nous réconcilier, je ne sais pas…

– Chut, m’a-t-elle coupé en posant un doigt sur ma bouche. Ton père va mal, mais ce n’est pas ta faute, Juliette. Et tu ne peux pas te dévouer à arranger les choses parce que tu te sens responsable. Car tu n’es responsable de rien. Je connais mon fils mieux que personne.

– Mais même à la mort de… j’ai murmuré sans pouvoir continuer. Il n’était pas comme ça.

– Je ne pourrais jamais te dire que je comprends ce que tu vis, Juliette, parce que ce n’est pas vrai, j’avais cinquante ans quand j’ai perdu ma mère et je ne lui parlais plus, mais je peux te dire une chose : tu resteras toujours sa fille.

Oui, je resterai toujours sa fille. Il a décidé de m’adopter il y a seize ans, et depuis, ma mère et lui ne m’ont pas lâché la main une seconde. Je sens encore sa présence en moi, comme si elle était toujours là pour me maintenir debout. J’avais besoin de lui pour me retrouver moi-même. J’ai dit à ma grand-mère que je devais partir, et elle ne m’a pas demandé d’explications. Je pensais qu’elle m’avait rendu tous les morceaux éparpillés de mon identité, mais il m’en manquait un, le premier que j’aurais dû retrouver – et que je n’aurais jamais dû perdre. Le plus important pour m’aider à recoller tous les autres : mon père.

J’ai commencé à marcher sous l’averse qui inondait les trottoirs et qui trempait mon sweat-shirt. Je grelottais, j’étais seule, mais je me sentais libre. J’ai entendu le moteur d’une voiture qui s’arrêtait derrière moi et j’ai vu ma grand-mère qui ouvrait la portière du côté passager. Elle avait eu trop pitié de moi. Elle ne m’a pas demandé où j’allais, parce qu’elle savait. On se dirigeait lentement vers le cimetière, où mon père allait tous les vendredis matins depuis la mort de ma mère. Parce qu’elle était morte un vendredi matin.

Je n’y étais pas revenue depuis l’enterrement, où tous mes espoirs de la revoir un jour ont été recouverts de terre. Ma grand-mère m’a déposé devant le portail et elle est partie.

Il allait nous falloir du temps, mais j’avais raison de penser qu’un jour, peut-être, tout s’arrangerait.

Mon père était devant la tombe de ma mère, debout, un bouquet de fleurs à la main, ses préférées.

« Papa…» j’ai murmuré.

Il n’a rien dit. Il n’a pas plongé son regard dans le mien. Il a juste posé le bouquet et m’a serré dans ses bras, plus longtemps et plus fort que jamais il ne l’avait fait.

Ça voulait tout dire.

On est rentrés sous la pluie, en silence, et quand on est arrivés à la maison, il m’a raconté à son tour ce que mamie m’avait raconté. Je revoyais ma mère à travers ses mots, je les revoyais, eux, devant moi, leur enfant. Et je ressentais que ça n’avait pas été facile pour eux non plus de me priver de la vérité. Ce secret m’avait peut-être détruit un instant, il m’avait protégé pendant seize ans.

Je ne sais pas d’où je viens ni qui sont ceux avec qui je partage mes gènes, mais je sais très bien pour qui je compte vraiment, et avec qui je partage de l’amour.

« Je t’aiderai à retrouver tes parents, si tu veux » a dit mon père en posant sa main sur la mienne. Je me sentais à nouveau complète, j’avais retrouvé les morceaux de mon histoire.

Je me sentais heureuse car toute sa vie, ma mère a eu le bonheur de me voir la considérer comme ma mère, la seule, l’unique, et c’est tout ce qu’elle restera.

 

Le cancer et moi, on a toujours eu une histoire compliquée.

De là-haut, ma mère doit être fière de moi, car j’ai réussi, malgré tout ce qu’il m’a enlevé, à retrouver les fragments de mon histoire.

 

ABONNEZ-VOUS MAINTENANT

Pour vous inscrire à la newsletter de Place aux Nouvelles et rester informé de nos actualités.