de Patrick Dupuis

Sélection Prix Jeunesse – Lauzerte 2014

La pluie avait cessé; les nuages étaient partis. L’éclairage public faisait briller le trottoir sur lequel il essayait d’avancer en ligne droite. Autour des arbres de l’avenue, la terre était imbibée d’eau.

Lui, c’était l’alcool qui l’imbibait!

Il n’aspirait plus qu’à son lit. Dormir durant au moins dix heures pour oublier cette soirée gâchée dans ce bistro imbécile où il avait essayé de tuer un temps qui lui semblait toujours sans fin. Il avait essayé de draguer, mais ça n’avait pas marché.

Au loin, un bout de ciel moins sombre annonçait la fin de la nuit. Bientôt, la vraie vie allait reprendre ; il ne voulait pas en faire partie. Sa chambre était au bout de ce boulevard. Malgré l’alcool, malgré les flaques d’eau, malgré sa fatigue, il devait avancer. Son univers se limitait à quelques mètres carrés de dalles en pierre bleue parcourus lentement par ses pieds indécis que sa tête penchée couvait d’un regard jaloux.

C’est dans cet espace que  la tache apparut!

Elle n’était pas bien grande – un rond d’une dizaine de centimètres de diamètre – mais elle était parfaitement circulaire et d’un beau rouge vif. Et elle n’était pas seule! D’autres, plus petites, dessinaient une ligne qui traversait la rue en oblique.

Il abandonna son trottoir pour suivre la piste ainsi formée. Elle lui fit longer quelques entrées de garage et un mur en pierres. Au bout de celui-ci, une ruelle venait se jeter dans le boulevard. Les taches avaient disparu. Une trace écarlate s’étalait au bas d’un panneau publicitaire. Il tenait toujours la bonne piste mais il devait quitter le boulevard.

Il hésita : il avait hâte de retrouver son lit, mais il voulait aussi aller jusqu’au bout. Il avait le temps : personne ne l’attendait et, depuis bien longtemps, il ne devait plus se lever tôt pour aller travailler.

Tout s’arrêtait non loin de là, près d’un grand portail rouillé qui devait donner accès à des ateliers désaffectés. La dernière tache rouge était beaucoup plus grande. Près d’elle, un corps allongé sur le trottoir, les yeux ouverts. L’homme était gros, presque chauve. Il portait un  pantalon de toile beige et un polo bleu marine qui ne parvenait pas à cacher la vilaine blessure qui barrait son ventre, juste à hauteur du nombril.

La vue de cette masse immobile le dégrisa. Il s’approcha du corps et le poussa du pied. L’homme ne réagit pas. Dans les films, à la télévision, il fallait toucher le cou d’une personne inanimée pour savoir si elle avait besoin d’une ambulance ou d’un corbillard. Il s’accroupit en prenant bien soin de ne pas salir ses chaussures avec la tache qui s’étalait partout. Il mit son doigt entre le polo bleu et le cou du gros homme. Il ne sentit rien : son mort était vraiment mort.

Il souleva la  main du cadavre. Le bras bougea sans problème. Dans les films, ça voulait dire que le décès venait de survenir et que le criminel pouvait ne pas être loin. Son mort avait cependant eu la bonne idée de ne pas claquer tout de suite et s’était réfugié dans un coin pour essayer de panser ses blessures. Il ne courait aucun danger. Et puis, il n’avait rien vu et rien entendu. Les taches rouges l’avaient amené près du corps de ce type qu’il ne connaissait pas. On n’éliminait pas quelqu’un pour si peu!

Le bruit d’une voiture qui passait sur le boulevard le fit sursauter. Il ne fallait pas qu’on l’aperçoive agenouillé près d’un cadavre. Dans les feuilletons, il y avait plein  de gens qui avaient des ennuis à cause d’histoires du même genre. Ça se terminait toujours dans un tribunal avec un avocat qui démasquait le vrai coupable à la dernière minute. Il ne voulait pas se retrouver devant un juge et il n’avait pas l’étoffe d’un héros de série américaine. Et puis, sans argent, comment se payer un bon avocat? Il devait donc déguerpir au plus vite.

Il se redressa et jeta un dernier coup d’œil au cadavre. Il aurait peut-être dû lui fermer les yeux? Mais alors il aurait laissé une trace : on mourait toujours les yeux ouverts. Un macchabée avec les yeux clos n’était pas mort seul. Il devait s’éloigner : on pouvait l’apercevoir d’une fenêtre. Il ne fallait pas éveiller  les soupçons.

Il mit une demi-heure pour rejoindre son domicile et poussa un soupir de soulagement une fois refermée la porte de sa chambre. Pas de rencontres fâcheuses. Il avait bien croisé un promeneur et aperçu un taxi sur le boulevard, mais c’était bien longtemps après avoir quitté l’homme au polo bleu. Il pouvait dormir tranquille.

Il regarderait la télévision. On parlerait de cette affaire, au moins dans les bulletins d’information de la chaîne locale. La police conclurait à un crime de rôdeur car elle allait retrouver un portefeuille vide juste à côté de l’homme.

Il serait le seul à savoir que cette piste était fausse et que le rôdeur n’avait pas tué.

Il mit la main dans la poche de son  pantalon et tâta les billets. Pour une fois, il avait eu de la chance.

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