Une idée de génie
de Salah Badis
traduit de l’arabe (Algérie) par Lotfi Nia
in Des choses qui arrivent Editions Philippe Rey
© Philippe Rey
La lune était pleine quand l’avion s’est posé. Je suis monté dans le bus à l’aéroport et suis descendu place Audin. J’ai tiré la valise par la poignée, mais le bruit des roulettes résonnait dans les rues désertes. Je l’ai soulevée et j’ai pris la direction de la rue Réda-Houhou. Je déteste arriver à Alger la nuit.
Ça n’allait pas fort pour nous. Je revenais d’une formation de quinze jours à Istanbul, et Kahina était toujours aussi impliquée dans la grève des médecins résidents. Le mouvement était dans l’impasse et elle se retrouvait – comme tous les autres – à devoir repartir de zéro, après treize ans d’études et de travail à l’hôpital. Comme si tout ça ne suffisait pas, on était sur le point d’être expulsés de chez nous.
J’ai posé ma valise sur l’épais carrelage coloré de la chambre, Kahina a fermé la porte, j’ai ouvert la fenêtre pour fumer. Je voyais un tronçon de rue couvert par l’ombre allongée de la mosquée El-Rahma.
« On a une semaine pour quitter l’appart. » C’est comme ça qu’elle me l’a annoncé. Elle était assise sur le lit, dans un T-shirt noir et ample, de la même couleur que ses cheveux.
On habitait dans la grande pièce, le salon, alors que Samar – amie de Kahina et propriétaire de l’appartement – occupait la pièce au fond du couloir; il y avait aussi la jeune Égyptienne qui louait la chambre en face de la cuisine, et une quatrième pièce faisant office d’espace commun. Jusque-là, tout est clair.
Durant mon voyage, Kahina avait pris le café avec l’Égyptienne, elles s’étaient assises et avaient papoté – une fin d’après-midi printanière comme une autre, sans rien d’exceptionnel, un bon moment ensemble dans le genre Femmes d’Alger dans leur appartement. Notre jeune colocataire lui avait posé des questions sur les raisons de la grève et le niveau de vie des médecins, leur salaire. Elle, elle effectuait un volontariat international dans une ONG, elle habitait avec nous depuis neuf mois. Toutes les deux avaient éclaté de rire en se rendant compte que les indemnités perçues par l’Égyptienne (même pas un salaire) équivalaient à la paie de Kahina dans le secteur public, malgré ses années d’études et son expérience.
Elle lui avait dit qu’elle comprenait qu’ils s’accrochent à la grève et à leurs revendications – amélioration des conditions de travail et réforme des années de service civil que les médecins passent dans des régions pour ainsi dire perdues où le manque de moyens est criant, surtout comparé au développement des services de santé ailleurs dans le monde. La jeune Égyptienne avait évoqué la cherté de la vie en Algérie, elle imaginait que le salaire de Kahina devait tout juste nous permettre de payer le loyer. Kahina avait ri. Sah1, c’est vrai, c’est pas l’abondance, lui avait-elle dit, mais Dieu merci, le loyer est abordable ici, d’autant qu’on n’occupe qu’une chambre. L’Égyptienne n’était pas d’accord: Kahina disait que le loyer était « abordable » parce qu’elle n’était pas au courant des tarifs pratiqués dans d’autres pays. Elle, au prix où elle louait sa chambre, elle aurait pu se payer un appartement en Égypte!
« Là, j’ai compris qu’il y avait un truc pas net », m’a fait Kahina en surveillant la porte de la chambre.
Elle a découvert que son amie Samar réclamait à l’Égyptienne trois fois le loyer normal et lui faisait croire que c’était le tarif habituel.
« Tu sais quoi… ça nous a soufflées. On s’est plus rien dit pendant deux minutes. »
L’Égyptienne a guetté le retour de Samar. Kahina avait l’impression d’avoir posé le pied sur une mine. La propriétaire est rentrée et des cris ont aussitôt éclaté, Kahina a essayé de s’en mêler mais Samar lui a demandé de rester à l’écart. Elle s’expliquerait avec elle plus tard. Le lendemain matin, Kahina a reçu un e-mail de Samar lui demandant de quitter la chambre à la fin du mois, ce qui nous laissait une semaine pour déménager.
Le lendemain de mon retour, dans la soirée, après que Samar fut rentrée, Kahina m’a dit qu’elle avait dressé une liste d’appartements à visiter. Pour en parler, il a fallu sortir. On a remonté lentement la rue Victor-Hugo puis Didouche-Mourad. J’ai parcouru la sélection des adresses de chambres à louer, toutes me semblaient acceptables, toutes jusqu’à ce que j’arrive à la dernière option: l’appartement de la mère de Kahina.
Fatima avait eu vent du problème, ce qui était en soi un problème. Les deux femmes sont en désaccord sur tous les choix de vie de Kahina, à commencer par son amitié avec Samar, son mariage avec moi et, plus récemment, sa participation à la grève des médecins résidents. Avec l’évolution du mouvement social, Kahina ne lui rendait presque plus visite.
Fatima, employée quinquagénaire à la Caisse des retraites, estime que les revendications des médecins sont illégitimes et indécentes. Elle accuse les internes de ruiner ce qu’il reste de l’hôpital public, dernier vestige des acquis de la lutte populaire dans ce pays de malheur. Quand elles se parlent, c’est en français, et en se vouvoyant, comme si chacune était la porte-parole de sa génération.
On a dîné dans un resto syrien, puis je l’ai suivie dans une ruelle qui part de l’avenue Pasteur. Kahina avait fait une trouvaille, elle voulait me la montrer: « Lis ce qu’il y a d’écrit… Laverie*, pas Pressing*. » Elle m’avait dit, un peu avant, qu’elle avait trouvé une laverie automatique du côté de la fac centrale et j’avais rétorqué qu’elle devait confondre avec un « pressing », une teinturerie où l’on dépose ses vêtements d’hiver ou les grosses couvertures avant de revenir les chercher quelques jours plus tard; rien à voir avec les laveries des films américains, où les personnages mettent eux-mêmes leurs vêtements de tous les jours dans une machine. Pourtant, il y en avait vraiment une, là, une laverie automatique.
« Y en a d’autres ou c’est la seule?
– J’pense pas qu’y en ait d’autres. C’est la première fois que j’en vois une par ici », elle m’a répondu. Nous étions debout sur le trottoir d’en face, on observait deux clients penchés sur des machines à laver pour en sortir leur linge.
Sur le chemin du retour, à travers les rues sombres, on a gardé le silence. Kahina me tenait le bras, elle marchait collée contre moi, pesant de tout son poids, elle était crevée, ça se voyait à sa tête. Je me suis dit qu’on devait penser à la même chose: les gens autour de nous se débrouillent autrement, eux, ils ne s’exposent pas, subitement, à tous les risques, surtout quand ils sont mariés. En arrivant dans la rue Réda-Houhou, on a eu une petite hésitation avant de poser le pied sur l’ombre de l’ancienne église transformée en mosquée, qui rampait sur le bitume et le long de l’immeuble.
***
Nous sortions, donc. Il n’y avait rien à faire à l’appart, notre quête de chambre s’était soldée par un échec. Sa mère l’a appris, elle nous a appelés pour nous proposer de nous héberger si on ne trouvait pas d’autre solution, Kahina lui a répondu qu’on arriverait à se débrouiller. Ce n’était pas vrai. J’ai essayé de la calmer, puis, pour la faire rire, je lui ai redit ce proverbe qu’elle déteste: « Elli eddah lebhar tjibou elmouja », « Ce que la mer emporte est ramené par la vague ». Elle s’est renfrognée davantage. Le reste du temps, on le passait avec notre coloc égyptienne dans la pièce commune. Elle commençait, à chaque fois, par se confondre en excuses, s’agitait nerveusement; avec ses grandes lunettes et ses cheveux courts, elle faisait penser à une secrétaire d’entreprise publique des années 1960. Kahina, quant à elle, pointait du doigt les rideaux de la pièce – pour la millième fois – et soupirait sur l’inconstance de l’amitié: « Dire que c’est moi qui les ai accrochés le jour où j’ai emménagé! S’ils pouvaient parler, ils en témoigneraient. » Le visage de l’Égyptienne se crispait et les rideaux se laissaient soulever par le vent, comme pour confirmer ce que venait de dire ma femme.
Il faisait nuit noire. On était sortis avec mon sac de linge sale rapporté de Turquie. Sur place, à la laverie, il n’y avait qu’un seul client, on a vidé le sac dans une des machines, Kahina a mis de la lessive en poudre, des pièces, elle a appuyé sur le bouton on. Nous avons observé un peu le début du programme et puis nous nous sommes assis côte à côte. Le local était vraiment petit, ça ne ressemblait pas aux laveries américaines tout en longueur, avec leur éclairage cru et blafard.
On est restés là à regarder la mousse, elle recouvrait les couleurs des habits, puis se désagrégeait; la machine n’arrêtait pas de tourner, à chaque tour une mousse plus abondante se formait avant de se dissiper. Kahina m’a dit qu’elle avait rappelé sa mère. Elle lui a glissé qu’on serait peut-être obligés de venir chez elle quelques jours. Les chambres et les appartements que nous avions visités ne convenaient pas. Ce qu’elle craignait allait se produire: retour au domicile de maman après expulsion, avec son mari, un avenir professionnel incertain, un salaire gelé et une caboche risquant de se faire taper dessus en manif, par le premier flic venu.
Je l’ai accompagnée à la dernière manifestation devant la Grande Poste. Au moment de repartir par l’escalier qui descend derrière le bâtiment, les agents de police nous sont tombés dessus, ils ramassaient les manifestants dans plusieurs fourgons, et Kahina s’est accrochée à mon bras. Je me suis retrouvé en train d’insulter et de pousser le policier qui nous traînait:
« Lâche-moi… mais tu vas lâcher… nique… nique… nnnnn… lâche, espèce de salopard. »
L’empoignade a été musclée. Je me suis agrippé à l’énorme bras du policier pour atténuer tout éventuel coup à la tête, et finalement on a réussi à monter dans le même fourgon, happés par ceux qui se trouvaient déjà à l’intérieur; on a été les derniers à entrer, la portière s’est refermée sur nous. L’espace d’un instant, j’ai eu l’impression d’être avalé par un tourbillon, comme quand tu es surpris par une vague qui t’entraîne vers le fond et se referme sur toi. Le silence a gagné le fourgon, puis des lumières de téléphone ont commencé à s’allumer.
La police arrêtait les manifestants et les larguait à l’extérieur de la ville. Nous nous sommes retrouvés à trente kilomètres de la Grande Poste, aux confins de la zone industrielle de Rouiba, il n’y avait pas que nous, bien sûr, mais nous étions dans de sales draps. Tout le monde balançait des insultes aux policiers qui s’éloignaient dans leurs fourgons. La voix cassée à force de leur crier des horreurs, Kahina s’est tournée vers moi:
« Eh ben, maintenant que la mer nous a emportés, va dire à la vague de nous ramener! »
***
Au bout de cinq jours, il ne nous restait plus rien à laver. On s’est déshabillés, complètement à poil, Kahina et moi, comme deux gamins à la plage qui font la course pour entrer dans l’eau, j’ai regardé ses hanches toujours aussi fines et j’ai souri; malgré un régime alimentaire déplorable fait de gazouz et de féculents, sa taille restait tendue merveilleusement, nos regards se sont croisés, je lui ai souri et je l’ai vue sourire sous ses longs cheveux noirs. On a fourré nos vêtements dans un sac et on en a enfilé des propres, notre chambre embaumait la lessive Tide. Sur place, peu de temps après que le soleil se fut couché, il n’y avait que le patron de la laverie. Il nous a souri et nous a demandé comment ça allait, on était devenus des enfants de la maison, ouled eddar, comme disent les commerçants. Cette nuit-là, nous avons été pris d’un fou rire dans le lit avant de nous endormir: toutes nos affaires étaient propres, alors nous avions lavé ce que nous portions – nouvelle tactique pour laver du linge à l’infini.
On était en train d’observer la mousse, quand Kahina a bondi de son siège et m’a fait:
« Mais elle est là, la vague! »
Elle désignait la machine à laver. Elle avait, disait-elle, percé le secret des lave-linge: la mousse qui foisonne à l’intérieur est en réalité une vague provenant d’une mer très éloignée, qui se trouve à des milliers de kilomètres derrière les machines, pas la Méditerranée puisqu’elle venait de l’autre côté, non, il s’agissait d’une autre mer, la mer des machines à laver. Et la vague parcourait toute cette distance pour venir s’échouer là-dedans, contre le petit hublot rond; d’elle, seule l’écume était visible.
Tous les soirs on attendait la vague.
« Et la vague nous ramène nos affaires », elle a ajouté avec un sourire.
Le lendemain, il ne restait absolument plus rien à laver, même les vêtements que nous avions sur nous étaient propres.
On a demandé à l’Égyptienne son linge sale. Ça l’a surprise mais Kahina lui a expliqué que c’était pour aider un ami qui avait ouvert une laverie… une entourloupe. Après avoir longuement parlementé, on est sortis de l’appartement avec le sac de linge de l’Égyptienne. En chemin, on a ri en ima – ginant à quoi pouvait ressembler cet ami et, soudain, Kahina s’est arrêtée:
« On n’a qu’à ouvrir une laverie*! Mais oui, personne y a jamais pensé. Je suis sûre que ça rapporte, c’est original. Y a pas mieux. »
Elle avait raison. Une grande ville, une capitale, avec une seule laverie*! Il y avait bien des pressings, mais ce n’était pas très pratique ni très adapté à la lessive de tous les jours. Une fois arrivés, et après les politesses d’usage, j’ai commencé à charger la machine avec les vêtements de l’Égyptienne, du linge précieux, à dentelles, des petites choses délicates et chères. Pas de sous-vêtements.
Kahina s’est approchée du patron de l’établissement et a commencé à l’interroger sur son métier, comment il fallait
s’y prendre pour ouvrir une laverie* et tout ça… Elle l’a aussi rassuré d’un ton léger: bien sûr qu’on ne s’installerait pas dans une rue proche, on ne lui ferait pas de concurrence. Il parlait et elle prenait des notes. Sur le chemin du retour, elle était surexcitée, nous avons même partagé un long baiser dans le hall obscur du 17, rue Réda-Houhou. Quand nous sommes rentrés dans la chambre, elle m’a dit que c’était ça, le projet de sa vie, elle voulait essayer un « truc nouveau »:
« Qu’ils aillent se faire foutre, avec leur presse, leur hosto et leur santé publique de merde. On va monter une laverie* et on se fera du fric… J’ai besoin d’un truc nouveau.
– Par contre, il nous faut un nom.
– Un nom? C’est vrai, ça », elle tournait dans la chambre, autour de la table où s’amoncelaient quantité de vêtements
propres.
« Lemouadj, Les Vagues. C’est pas mal… T’en dis quoi? je lui ai proposé.
– Non! Ça fait con. Faudrait garder “les vagues”, tu vois, mais en mode confidentiel.
– OK. Passe voir mes clopes sur la table devant toi. »
Ça m’est venu quand j’ai attrapé le paquet, une jolie pochette de tabac achetée à Istanbul, vert d’eau, avec la marque inscrite en gros caractères.
« Dis donc… je lui ai fait. Le Bosphore, ça claque, non? Laverie Le Bosphore*? »
Cette histoire de recherche d’appartement nous était complètement sortie de la tête. Le dernier jour du préavis,
le père de Samar est décédé chez lui, dans l’est du pays. C’est l’Égyptienne qui nous a donné l’info au réveil. Samar l’avait appris en pleine nuit et avait filé à l’aéroport, pendant que nous dormions. Autour du café du matin, on s’est concertés sur la pertinence de quitter les lieux, on est arrivés à la conclusion qu’il était préférable d’attendre le retour de Samar. J’ai décidé, avec Kahina, de laver le linge de Samar le jour même, et nous l’avons fait, il n’y avait pas grand-chose mais nous avons trouvé d’énormes culottes qui avaient dû coûter la peau des fesses – à cul énorme, culottes énormes. Après ça, ce fut la grande pénurie, il n’y avait plus aucun vêtement sale dans l’appartement. Tout y était passé. Nous n’avions plus aucune raison de sortir. Nous nous levions le matin, avec l’espoir que le deuil de la famille de Samar durerait un jour de plus, Kahina ne répondait pas aux messages de ses collègues de grève, ni à ceux de sa mère. Nous sommes retournés à la laverie sans linge et sans questions pour le patron, nous avions épuisé interrogations et besoin de conseils pour la création de la Laverie Le Bosphore*, que nous n’ouvririons jamais.
On est sortis au coucher du soleil, dans l’espoir de trouver un prétexte quelconque pour y retourner. On a marché comme deux somnambules. Nous n’attendions plus que les vagues nous rapportent ce que la mer avait pris. Nous étions envoûtés par l’épaisseur de la mousse, son mouvement, sa disparition puis sa renaissance, ce bruit monotone et sourd que font les vieilles machines à laver! Ça n’allait pas plus loin que ça. L’homme nous a salués d’un geste de la tête. Il ne nous a rien demandé. Il nous a laissés dans notre coin. On s’est assis sous l’éclairage diffus. Il y avait quatre clients qui attendaient leur linge. Kahina a posé la tête sur mon épaule et on a tourné les yeux dans la direction des petites fenêtres rondes. J’ai suivi le mouvement de la mousse blanche, puis une multitude de vagues est venue vers nous et elles ont rempli le local. Dehors, la nuit avançait calmement dans les rues désertes. Personne ne veille sur la nuit à Alger. Ici, la nuit est assez grande pour veiller sur elle-même, la nuit est adulte.
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