Une banale boîte à chaussure

de Ghizlane Eljaouhari

Deuxième prix du concours Place aux Nouvelles 2024

© Ghizlane Eljaouhari

D’un geste las, Marie saisit la spatule métallique et tente de détacher l’épaisse croûte noire qui tapisse le fond de la casserole. Où a t-elle donc la tête ? Ce matin, elle avait déjà oublié le lait sur le feu.

Au premier étage, la locomotive de Léo émet un long sifflement. Ce sont les vacances d’été, elle a accepté qu’il joue plus tard ce soir.

Elle lève les yeux vers la fenêtre au-dessus de l’évier. Il fait encore jour. L’allée s’étire en un beau ruban blanc jusqu’au portail. Antoine a posé la dernière couche de graviers le week-end dernier, il a aussi parlé de combler les ornières sur le chemin de terre qui mène à la grange.

Elle fixe le lourd battant en bois. Derrière l’imposante porte s’entasse tout un bric-à-brac d’objets. Entre les outils de chantier d’Antoine et les parasols, elle a réussi glisser le grand bonhomme de neige confectionné par ses élèves de maternelle.

Elle frissonne. Une odeur de poussière la saisit soudain à la gorge. Des images surgissent devant ses yeux. Des formes floues. Sa tête vacille. Marie est projetée vers la grange, aspirée vers cette pénombre. Elle se voit pousser le battant. Un faisceau de lumière éclaire la table de jardin, le lit à barreaux de Léo, le bonhomme de neige. C’est étrange, le capot de la Volkswagen est relevé. Posée sur le hayon, elle reconnaît sa main, l’éclat pâle de son alliance. Sa main se déplace, soulève quelque chose, une couverture ou un paquet mou de couleur claire qu’elle dépose dans le coffre. Elle entend le grincement des gonds de la porte qui se referme derrière elle, le crissement de ses pas sur l’allée encore plus blanche dans la nuit.

Les doigts de Marie serrent le bord de l’évier. La vision s’évanouit aussi brusquement qu’elle est apparue. Elle n’en conserve pas le moindre souvenir mais un long tressaillement parcourt son dos. Ses moments d’absence l’étonnent à peine : cette année, elle a eu une classe difficile. Antoine la trouvait plus émotive et elle a pris du poids. Un moment de faiblesse, se persuade t-elle en versant du savon liquide dans la casserole.

Des aboiements éclatent. Yona s’agite derrière le portail. Antoine ne devait pas rentrer si tôt : il n’est pas 21 heures. Il a dû rouler à tombeau ouvert pour voir Léo avant qu’il ne soit couché. Son chantier a duré toute la semaine et il se languissait de son fils. Antoine est parfois si déraisonnable, elle ne peut s’empêcher de sourire.

Yona aboie à nouveau. A l’étage, une porte s’ouvre brutalement, les pieds nus de Léo claquent sur les marches de l’escalier qu’il dévale  :

– Papa !

Marie crie :

– Tes chaussures Léo !

– Yona, attends.

La petite silhouette revêtue d’un pyjama rouge cerise court sur l’allée et s’immobilise aux côtés de la chienne devant le portail. Le pick-up s’avance, la portière avant s’entrebâille, Léo se précipite sur les genoux de son père. La chienne les devance. Marie se raidit. Ils se dirigent vers la grange à coup de larges embardées. Elle veut qu’ils s’éloignent. Pas à cause des ornières. Elle a peur d’autre chose. Une peur vague, sourde et insensée. Le pick-up s’est arrêté devant le battant. Marie se rue à l’extérieur. Un cri monte de son ventre. Elle agite un bras affolé dans leur direction.

Le pick-up redémarre et amorce un demi-tour. Elle s’oblige à respirer lentement. Le soleil est bas, perdu dans les lueurs rosées de la fin de journée. C’est un week-end de juillet, un week-end de vacances.

Elle se recule sur le pas de la porte. Léo tire la valise de son père. L’esprit de Marie flotte du côté de la grange. Antoine l’enlace en riant :

– Tu as eu peur, la taquine t-il, j’ai une faim de loup, vous avez mangé ?

Elle est encore toute retournée mais elle se ressaisit, répond avec sa voix d’enseignante, un timbre doux et posé :

– Oui. Il n’y plus qu’à coucher Léo.

Antoine empoigne la rampe de l’escalier :

– Allez bonhomme, le premier là-haut.

Léo glousse, s’élance, talonné par son père. Ils atteignent l’étage dans un concert de cris sous l’œil envieux de Yona. Ses jappements se transforment en plaintes. Marie voudrait la faire taire mais aucun son ne sort de sa bouche. Son ventre se contracte violemment à chaque gémissement de la chienne. Un bourdonnement intense lui emplit la tête.

Des images fragmentées l’assaillent : la grange, le salon, la baie vitrée ouverte sur l’obscurité du jardin, et Yona, gémissant comme à l’instant, des gémissements sans fin qui résonnaient dans le silence de la maison vide – cette semaine, Antoine était en déplacement, Léo en vacances chez sa grand-mère.

La chienne s’agitait devant elle, Marie était allongée sur le tapis berbère, sa chemise de nuit remontée autour de la taille. La douleur lui déchirait les entrailles. Broyait son ventre. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Sa main tâtonnait vers son entrejambe humide … une boule visqueuse poussait par à-coups sa paume… une forme claire surgit d’entre ses cuisses tachées de sang, une forme qui remue… crie sur le tapis… remue et crie dans ses bras quand elle remonte l’allée, bouge encore au pied du bonhomme de neige.

Marie ne veut plus rien voir. Un spasme la secoue. Dans la grange, à l’intérieur du coffre de la Coccinelle il y a cette chose enfouie dans le peignoir blanc d’Antoine, cette chose longue aux orteils minuscules dont les yeux sombres sont aussi froids que de la porcelaine.

Elle hoquette, fuit jusqu’à la cuisine, se laisse tomber sur la chaise. Sa tête lui fait mal. Elle frotte ses paumes contre sa robe pour effacer cette sensation poisseuse et chaude. Ce sont de simples hallucinations. Cette nuit-là, elle a été malade voilà tout, une intoxication alimentaire. Petite, elle supportait déjà mal la fièvre : elle divaguait.

Elle a été souffrante, c’est certain, son corps est encore endolori. Ses règles abondantes l’ont aussi affaiblie.

Son dos se relâche contre le dossier de la chaise. Derrière son front moite, il n’y a plus qu’un grand vide.

Un son aigu finit par la faire réagir. Elle redresse la tête, se relève, coupe la minuterie du four. Son regard hébété s’arrête sur les photos de l’Île de la Réunion fixées sur la porte du réfrigérateur. Des volcans et des cascades. Léo a rajouté en bleu fluo « Vacances 15 juillet 2023 », ce sera son premier vol. Il a dessiné un avion que Marie caresse doucement de l’index.

Elle sursaute au bruit de la porte du four. Antoine s’empare de la manique :

– Je cherchais mon peignoir blanc. Hum ça m’a l’air bon. Tu l’aurais pas vu ?

Le peignoir… Elle ne l’a pas vu. Ses jambes sont molles. Pourquoi est-elle prise de vertige ? Son cœur bat faiblement. Antoine est déjà attablé, la fourchette plantée dans la tranche de gigot qu’il coupe avec une énergie gourmande. Entre deux bouchées, il annonce :

– Demain, on sort Élodie de la grange. Je l’ai fait réviser au début du mois.

Elle se recule instinctivement au fond de sa chaise. On sort Élodie de la grange. Elle ne souvenait presque plus du prénom dont Léo à trois ans avait affublé la vieille Volkswagen : Élodie. Une bouffée d’angoisse la saisit. Élodie. La grange.

Elle fixe les lèvres d’Antoine qui engloutissent la viande.

– Demain, une balade, cheveux au vent, tous les trois dans la décapotable. Un coup de chiffon pour la lustrer, et elle sera impeccable.

Il ajoute en s’étirant :

– Ça te fera du bien, tu es pâle.

Marie bat plusieurs fois des paupières. La peur lui glace la peau. Elle tente de lui souffler pas la grange, pas la Volkswagen mais ses lèvres restent closes.

Antoine se lève et effleure d’une main tendre les cheveux de Marie :

– Tu devrais aussi venir te coucher.

Elle demeure prostrée un long moment, sans la moindre pensée ni émotion.

Subitement elle se lève. Son regard est absent, ses pas raides, légèrement saccadés. Ses mains fouillent le placard du hall, vident une boîte au format large : une paire de bottes en daim atterrit à ses pieds.
La boîte sous le bras, elle longe le chemin de terre, ouvre le coffre de la Volkswagen, ôte le peignoir blanc. La forme est plus longue que la boîte. Elle se débarrasse du peignoir, conserve la ceinture. Quelques tours suffisent à maintenir le couvercle presque fermé.
Elle se hâte vers le portail, hésite devant les quatre conteneurs alignés sur le trottoir puis enfonce le paquet au milieu des déchets alimentaires.

Sur le seuil de la cuisine, elle cligne des yeux. Elle ne sait plus ce qu’elle s’apprêtait à faire ni même ce qu’elle a fait auparavant. La casserole gît dans l’évier, son fond partiellement nettoyé. Elle l’arrose copieusement de détergent et racle, avec une vigueur inattendue, le métal jusqu’à ce qu’il retrouve son aspect lisse.

Elle éteint la cuisine, un sentiment de contentement la gagne : demain ils sortiront Élodie pour une belle ballade à trois.

A quelques mètres de l’escalier, elle se fige. Ses bottes traînent au sol. Que font-elles là ? Elle examine le placard et cherche la grande boîte dans laquelle elle les range, elle la place toujours sur l’étagère du bas. L’aurait-elle déplacée ? Un détail lui traverse l’esprit d’une manière si fugace qu’elle ne parvient pas à le saisir.

Elle fronce les sourcils puis dans un haussement d’épaules perplexe, elle glisse ses bottes dans le placard. La chienne a dû passer par là et jouer avec la boîte, elle la retrouvera dépecée quelque part dans la maison ou le jardin. Quelle importance, se rassure t-elle alors qu’elle monte vers l’étage, ce n’était qu’une boîte, une banale boîte à chaussures.

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