Sous la ligne

de Laure Gisbert

Nouvelle lauréate du concours Place aux Nouvelles 2024

© Laure Gisbert

J’ai froid. Une heure que j’attends dans la nuit.

Je suis assis sous le pylône de la ligne à haute tension. D’ici je peux voir la maison.

J’attends que ma mère se couche.

Quand je sors le soir, elle s’installe dans le petit bureau pour ne pas déranger l’autre qui veut dormir.

Le petit bureau…C’est une pièce remplie de bordel qu’on appelle « petit bureau » parce que sous le bordel, doit se trouver un bureau. Ma mère s’assoit là, à côté du linge qui sèche, dans le bordel et elle fait des mots croisés sous l’ampoule nue. Elle m’attend.

Il est minuit quarante, elle ne tiendra plus longtemps.

Je sens le goût de l’alcool dans ma bouche et une vague envie de dégueuler m’oblige à prendre une grande bouffée d’air froid. J’entends la ligne électrique ronronner au-dessus de ma tête. Le pylône dans mon dos me sert de tuteur. Il monte haut dans le ciel.

Quand j’étais gosse je croyais que c’était la tour Eiffel. Quel con. Ce bled c’est l’inverse de la tour Eiffel, l’inverse de ce qui est beau. Ici la beauté se cache pour exister.

Le vent pousse les nuages et leur mouvement projette le pylône vers moi. Vertige. Voilà je dégueule. Maintenant je pue l’alcool et le vomi. Il faut vraiment que ma mère se couche. Je ne veux pas qu’elle me voit comme ça. Un alcoolique à la maison, c’est suffisant.

Je ferme les yeux, j’ai sommeil. Quand je les rouvre, le petit bureau est éteint. J’attends dix minutes puis je marche vers la maison. La terre glacée craque sous mes pieds.

Je sais exactement à quoi ressemble la glace prise dans la boue. Sa géométrie aigüe, le cristal mélangé à la terre. Dans les empreintes profondes, leur transparence hérissée dessine des mondes glacés. Je pouvais rester des heures à les observer dans les traces des tracteurs. Leur délicatesse et leur fragilité faisaient monter les larmes à mes yeux de gamin. Je les essuyais vite pour ne pas prendre une claque ou un coup de pied au cul.

Je laisse mes chaussures au rez-de-chaussée qui sert de débarras lui aussi. Finalement, dans cette maison, il y a surtout des débarras. On accumule des objets donnés ou récupérés en espérant qu’ils servent et ils ne servent jamais. Je pose mon manteau sur une vieille machine à laver qui attend d’être réparée et revendue. Tout est comme ça ici. Moche et cassé.

Il y a longtemps, un printemps, j’avais fait un bouquet de boutons d’or pour ma mère. Leurs pétales lisses et luisants, leur beauté dans ma main d’enfant m’avaient ému. Maman les avait mis dans un pot de confiture au centre de la table. J’étais fier comme jamais.

Puis l’autre est arrivé. Les fleurs avaient saupoudré la table de pollen doré. Il a hurlé que cette merde dégueulassait tout. Il a ouvert la fenêtre et a jeté le bouquet dehors. L’ensemble. Fleurs et pot de confiture.

Je me lave les dents et me couche. J’entends la porte grincée puis je sens le poids du chat sur mes jambes.

On dit le chat mais c’est une chatte. Personne n’ose dire chatte. C’est idiot. Même tout seul dans mon cerveau je ne dis pas chatte. Elle se faufile jusqu’à mon visage et se roule contre mon cou. Malgré mon odeur d’alcool elle ronronne. Elle n’a pas peur. Elle sait que je ne suis pas violent, que même saoul, je ne la battrai pas. Je suis tellement touché par sa confiance que j’en chialerais presque. Son instinct de chat ne se trompe pas. Elle sait que je ne suis pas comme l’autre.

Je suis sensible mais quand j’ai bu c’est encore pire. Je chiale pour tout et n’importe quoi. Je suis un drame à moi tout seul. Un drame sans scène, sans écran et sans acteur. Un drame banal.

 

Les autres ont compris avant moi. Et l’autre a dû comprendre le premier. Peut-être qu’il a vu ça dans mon regard tout de suite. Je suis sorti de ma mère, j’ai crié, j’ai ouvert les yeux, il m’a regardé et il a su.

Mon père…Il y a longtemps que je dis « l’autre » dans ma tête. Si je pense « mon père », immédiatement je me sens sale. Comme si un cordon ombilical sortait de son corps pour venir se planter dans le mien et y vider toute sa méchanceté et toute sa bêtise.

Je dis « l’autre ».

J’ai trouvé ce subterfuge à l’âge de huit ans. J’avais été invité à l’anniversaire d’Alexandre. Un nouveau qui venait de la ville. Sa mère était gentille. Comme on n’était que quatorze dans la classe, elle avait invité tout le monde. Pour ne laisser personne de côté. Si mon père avait été là, il n’aurait jamais voulu que j’y aille. Mais il n’était pas là et j’y suis allé.

Sa mère avait organisé des jeux pour nous dans le jardin. Jeux auxquels elle participait. Je n’avais jamais vu d’adulte jouer et encore moins sauter dans un sac pour gagner une course. J’étais surpris. Dans mon monde on ne dépense pas son temps pour amuser les gosses.

Dans l’après-midi, son père nous avait rejoint. Il avait ouvert le portillon et l’avait refermé derrière lui. Il ne l’avait pas poussé avec le pied, claqué ou laissé béant. Il s’était retourné et avait baissé la poignée. Il était grand, mince, en chemise et pantalon. Avec un sourire magnifique il avait dit « bonjour les enfants » et avait embrassé Alexandre sur les cheveux. La douceur de son geste m’avait donné envie de crever.

Depuis ce jour, je n’ai plus jamais dit papa.

Je ferme les yeux. Ma mère a changé les draps et la taie d’oreiller sent la lessive. Ici c’est moche mais c’est propre. C’est déjà ça. Je l’imagine, ranger ma chambre, enlever le linge sale, repasser. Quand je pense à tout ce mal qu’elle se donne, ça me bouleverse. Tout ce mal pour un résultat si pitoyable.

J’ai un rêve secret. Un mirage, un conte pour enfant mal né. Je rêve que l’autre n’est pas mon père.

Je rêve qu’il y a dix-sept ans ma mère est sortie faire des courses ou une promenade. Ma mère ne fait pas de promenade mais un rêve est un rêve. Elle a croisé un homme de la ville, sobre et beau. Il lui a parlé gentiment et ils se sont plu. Je change un peu le scénario de la suite selon mes envies. Au moment de l’étreinte, de ma création rêvée, mon plaisir vient d’être dans les bras de l’homme. Je ne sais pas quand l’autre a compris ; moi j’ai compris le jour où j’ai joui de m’imaginer à la place de ma mère, dans les bras de l’homme de la ville.

Alors j’ai su ce que j’étais : Un pédé, une tapette, une folle. Je suis tous ces mots mêlés au flot de la laideur qui sort de leurs bouches. Tous ces mots qui sont pour eux des insultes sont devenus ma force. Mon secret. (Le moins bien gardé du coin.) Je suis heureux de ça. J’aurais été heureux de n’importe quelle différence capable de me soustraire au groupe de ces hommes.

J’ai dix-sept ans. Dans un an je partirai et je laisserai toute cette laideur derrière moi. Mon problème c’est ma mère. Ça me fait chier de la laisser seule avec l’autre.

Elle n’est pas mauvaise, elle est mal tombée c’est tout. Je ne la juge pas. Je ne la juge plus. Quand l’autre rentrait saoul et qu’il me donnait des coups de godasses je lui en voulais à mort. J’aurais voulu qu’elle me prenne par la main et qu’elle m’emmène loin. Au lieu de ça, elle me poussait dans ma chambre et prenait les coups qui suivaient.

Qu’est-ce qu’elle pouvait faire ? Je crois qu’elle n’a même pas de carte bleue à son nom.

Je l’aime mais je ne resterai pas juste pour elle.

Quand l’autre crèvera, ce qui ne devrait pas tarder vu qu’il a un cancer et que c’est la meilleure nouvelle de toute ma pauvre vie, maman me rejoindra. Je lui trouverai un joli appartement. Elle n’aura plus de boue sous ses chaussures ni de bleus sur les côtes.

Chaque dimanche, je lui achèterai des fleurs et personne ne les jettera.

Dans longtemps, je serai vieux peut-être, j’espère que je me serai assez rempli de beauté pour avoir le courage de penser à mon père. Je serai devenu une personne si éloignée de ce qu’il a été que je pourrai avoir des sentiments calmes envers lui. Ce jour-là, je ne l’aimerai toujours pas. J’ai bien cherché partout en moi, il n’y a pas d’amour pour lui. Mais, dans le silence de la colère délavée par les ans, j’aurai pitié de lui. Pour la première fois, je retournerai dans ce bled, sous la ligne à haute tension et sur les graviers de sa tombe, je déposerai des boutons d’or.

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