Plus d’espace pour les dindes

de Jérémie Gindre

in Tombola Editions ZOE
© Editions ZOE

Le soir où Anna remporta un jambon à la place d’un téléviseur quarante pouces dans une tombola, un homme qu’elle connaissait à peine lui cassa une dent sans faire exprès.

Cet homme n’était pas une brute mais quelqu’un « un peu à part », qui « respectait encore certaines valeurs ». Selon Anna plutôt un con, qui se prenait pour un héros du Moyen Âge. Il travaillait comme elle au Ranch des Rapaces, un parc animalier du Jura bernois. Francis y était maître fauconnier, elle l’étudiante bonne à tout faire.

En réalité ce n’était pas vraiment un ranch, plutôt un zoo. Quand on parle de ranch, on s’attend à trouver un troupeau, des chevaux. Les seuls quasi-chevaux du Ranch des Rapaces étaient deux poneys nains, nommés Jacky et Buffet (parce qu’il mangeait n’importe quoi), sur lesquels pouvaient monter les enfants de moins de vingt-cinq kilos. Et comme troupeau, six lamas.

Tous les matins, Anna devait commencer par vérifier qu’ils n’avaient pas renversé leur abreuvoir, et avertir Jean-Lou, le concierge, si la quantité de crottin dans l’enclos faisait trop « négligé ». Ensuite elle s’occupait de nourrir les ratons laveurs, le cochon laineux, Jacky et Buffet, les dindes et les perroquets. Les animaux sans danger. Interdiction de pénétrer dans les cages des rapaces. Après quoi elle allait ouvrir les grilles d’entrée, saluait le paon qui faisait la roue puis s’installait à la caisse, pour attendre les clients en s’occupant sur son téléphone.

Ce jour-là Anna avait fait tout ça, plus nettoyé le filtre de l’aquarium, plus disposé les soixante chaises en plastique en trois rangées de vingt, avec un couloir au milieu. C’était beaucoup trop : de tout l’été il n’y avait jamais eu soixante personnes pour assister au spectacle de fauconnerie, mais Jacqueline et Willy (les propriétaires du parc) insistaient pour que ça fasse show. Sauf que le Ranch des Rapaces, ce n’était pas non plus Marineland. Les foules ne se pressaient pas pour venir y acclamer les prouesses des orques et des dauphins, personne ne réservait à l’avance sur internet, il y avait toujours de la place. Et chaque fois qu’il pleuvait, c’est-à-dire un jour sur deux cet été-là, Anna devait passer le chiffon sur les chaises. Ou comme la veille, les empiler et les ranger le soir en partant.

Quand Anna fit l’annonce au micro pour le spectacle de fauconnerie, trois familles se rassemblèrent sur l’esplanade, occupant en tout onze chaises. En réapprovisionnant le bac à glaces, Anna discuta un peu avec Jacqueline, à propos de la météo pourrie de cet été et de la fibre optique, à laquelle ce serait tellement bien d’être reliés. Elles furent bientôt rejointes par Michi (la fille unique de Jacqueline et Willy),comme d’habitude de bonne humeur. Michi avait vingt-sept ans, huit de plus qu’Anna, de beaux cheveux teintés auburn et un piercing dans le nez. Ce qui chez d’autres filles n’était qu’une coquetterie ordinaire évoquait chez elle un ornement princier. Malgré le fait qu’elle travaillait dans l’entreprise familiale, Anna admirait son autonomie, sa maturité. Elle aurait voulu passer plus de temps avec Michi, au ranch et en dehors, pouvoir lui parler de tout. Elle finissait de s’habiller pour le spectacle et Anna remarqua encore une fois ses biceps, qui étaient joliment musclés, pas mous comme les siens. Michi se sentait à l’aise avec les rapaces et les portait à bout de bras nonchalamment, comme on porte des chemises sur des cintres. Elle était l’assistante de Francis pour la démonstration de vol libre, mais aurait été aussi capable que lui de présenter les oiseaux. C’était juste qu’elle n’avait pas le côté frimeur, sûr de lui, et la voix posée, capable de donner des informations et de faire une blague dans la même phrase. Moulée dans son pantalon d’équitation en daim, avec son gilet et sa chemise bouffante, Michi était aussi très sexy. Heureusement, Anna était presque sûre qu’il n’y avait rien entre elle et ce con de Francis. Même s’il devait se croire irrésistible, avec sa coupe en brosse de mouton et sa boucle d’oreille de marin.

Contrairement à Michi, Francis avait l’air d’un guignol dans sa tenue de spectacle : collants, bottes et guêtres de cuir, gilet lacé en daim, chemise blanche et besace à viande. Cette sacoche, dans laquelle il puisait des récompenses pour les oiseaux, lui donnait un air de troubadour. Anna l’avait aperçu une fois en train de se changer dans ce qu’il appelait sa loge. Il enfilait son costume avec soin, faisant remonter son collant sur ses fesses d’un geste vif. Depuis, Anna les imaginait parfois, Michi et lui, en train de se peloter dans le vestiaire. Les mains se glisser dans le pantalon, sous la chemise, pour y caresser des seins ou faire jaillir du collant un sexe trop à l’étroit. C’était surtout le côté Fantasy, le feutré du daim et la complication des lacets qui inspiraient ces visions érotiques. Et un peu aussi, plus vaguement, le gros gant de fauconnerie.

Le spectacle commençait toujours par la musique de Vangelis, celle du film 1492 : Christophe Colomb. Au fameux « hu-hu-hu-hum, hu-hu-hu-hu-hum » du chœur, aux violons et aux coups de timbales était superposée la voix d’Anna, qui récitait les quatre mille ans d’histoire de la fauconnerie, de l’ancienne Égypte à nos jours, en passant par les Romains et le Moyen Âge cher à Francis. Anna avait enregistré cette introduction au cours de sa première semaine au Ranch des Rapaces, ce qui lui avait laissé présager un job plus varié et plus amusant qu’il ne l’était en réalité. Maintenant elle détestait sa voix, son accent râpeux de Jurassienne, et avait horriblement honte de sa lecture de la traduction allemande, typique d’une écolière appliquée. Trois fois par jour, elle devait supporter la gêne de s’entendre dans les haut-parleurs trompettes, parasitée de grésillements. De temps en temps, ses propos étaient interrompus par les cris du paon.

Quand la sonorisation se taisait enfin, Francis faisait son apparition. Arrivant à grandes enjambées de derrière la paroi en faux rochers, il se plantait devant le public et commençait sa parade. Avec tout le professionnalisme et le sérieux d’un vendeur de râpes sur un marché, il parlait du respect de l’oiseau, qu’on ne peut pas dresser, mais seulement inviter à bien vouloir nous accepter. Sa voix était amplifiée par un micro serre-tête avec bonnette, comme Madonna ou Shakira. Heureusement ce n’était pas pour qu’il se trémousse lascivement, mais juste pour lui laisser les mains libres : l’une portant le gant, l’autre maniant l’appât et la récompense. Son discours était posé, concerné, comme celui d’un politicien. Dans sa présentation, les mots « fascinant » et « extraordinaire » revenaient tout le temps.

Discrètement, Michi faisait son entrée par la droite, venue de derrière le toboggan. Elle dégageait toujours une impression amicale. Francis la présentait brièvement au public, avec une galanterie bien rodée mais mal feinte. L’un après l’autre, les oiseaux fascinants et extraordinaires que sont le faucon pèlerin, la buse du Maroc, la chouette lapone et le corbeau pie passaient du gant de Michi à celui de Francis, pour aller ensuite se percher au sommet d’un mât, avant de repartir vers Michi. Certains volaient au ras de la tête des spectateurs. Surpris, les enfants se tassaient sur leur chaise et les adultes poussaient des petits cris, leur crâne soufflé par les battements d’ailes.

Au cours de ce numéro, un couple de vautours urubus jouaient le rôle des comiques, s’approchantde Francis par-derrière en lorgnant sa besace. Pendant qu’il continuait à parler, Michi venait les rabattre vers le côté comme des petits enfants. Les deux vautours rechignaient à partir, ce qui provoquait toujours les rires du public, jusqu’à ce que Michi leur offre à chacun un bout de viande, dans un geste tout maternel. Venait ensuite le pygargue à tête blanche, « fier emblème des États-Unis », et le clou du spectacle : Igor, le hibou grand-duc.

Igor était le préféré d’Anna, qui admirait par-dessus tous ses grands yeux jaunes. Après un mois et demi de travail au ranch, elle se déplaçait encore souvent de la caisse au cocotier en plastique pour voir cette partie de la démonstration. Un oiseau superbe, à la fois imposant et attendrissant, qui ressemblait à une grosse peluche quand il était perché et à un terrible prédateur une fois en vol. Francis parlait de cette extraordinaire capacité de tourner sa tête à 270 degrés, qui permet au hibou de compenser son regard unilatéral. Pour le prouver, il faisait suivre à Igor son doigt tendu, ce qui mettait aussi en valeur ses longues aigrettes « qui rappelons-le, ne sont pas du tout des oreilles ». Ensuite, Francis demandait si un enfant du public voulait bien se porter volontaire afin de l’aider à démontrer les fascinants talents de chasseur du hibou grand-duc. Les plus téméraires se voyaient alors confier la mission de tenir un leurre attaché au bout d’une ficelle et, au signal donné, de tirer cette boule de poils le long de l’esplanade. Francis regardait l’enfant dans les yeux et avait ces mots terrifiants : « Quand je te dirai “cours”, cours le plus vite que tu peux. »

Vers cinq heures Anna alla trouver Willy, pour lui demander si elle pouvait partir maintenant et attraper le prochain train. D’habitude elle venait en scooter, sauf quand il pleuvait trop comme ce matin. Il discutait avec Francis, qui proposa à Anna de la raccompagner en voiture. Prise de court, elle accepta.

Cette proposition l’étonna beaucoup, parce que Francis avait toujours été distant avec elle. Il lui disait à peine salut en arrivant et en partant, et préférait s’asseoir sur l’escalier pour boire son café plutôt qu’à une table du snack, près de la caisse. Jamais il ne s’était montré serviable, par exemple pour l’aider à rempiler les chaises. Elle redouta la gêne qu’il y aurait entre eux dans la voiture, mais au moins ça changerait du train régional, dans lequel elle avait voyagé pendant toute sa scolarité. Ce train lui rappelait des mauvais souvenirs, et à quel point elle se sentait coincée dans cette vallée. Les fermes, la scierie. Le dancing, la distillerie. Les prés, la forêt, les falaises et dans le ciel, à cette heure, trois ou quatre parapentes. Assise sur les sièges tapissés de l’éternel velours râpeux, ses pensées tournaient en boucle. Comment partir d’ici. Comment ça ferait d’être Michi. Comment rencontrer quelqu’un. La dernière fois qu’elle avait pris le Regio, Anna avait vu par la fenêtre un groupe de mecs qui s’étaient installés dans un champ pour fumer, boire des bières et manger des chips autour d’un feu. Elle les connaissait presque tous. Au passage du train, l’un d’eux s’étaitlevé du rondin qui lui servait de siège et avait baissé son jean pour montrer son cul aux passagers.

Au volant, Francis se montra un peu moins con que prévu. Il ne se lança pas dans son habituel discours sur les valeurs perdues dans le monde d’aujourd’hui et se contenta de parler de sujets qu’ils avaient en commun. Ils discutèrent de choses liées au ranch, de détails qui les agaçaient et d’améliorations nécessaires. Francis critiqua le tas de rochers qui trainait depuis deux ans devant la fresque, dans l’attente de devenir une cascade artificielle, et Anna les conditions lamentables dans lesquelles vivaient les oiseaux secondaires. Les rapaces étaient bien lotis mais les perroquets méritaient mieux que deux pauvres troncs dressés devant un mur de béton, « et il faudrait vraiment plus d’espace pour les dindes ».

Aussitôt après l’avoir dite, Anna se demanda comment elle avait pu prononcer une phrase pareille. Fallait-il « vraiment » plus d’espace pour les dindes ? Bonjour, je m’appelle Anna, j’ai dix-neuf ans, et ma priorité c’est de donner plus d’espace aux dindes. Francis n’était pas la personne devant laquelle elle voulait se montrer intelligente, mais elle eut quand même assez honte pour rougir. Heureusement, il ne sembla pas le remarquer et après un silence, il lui proposa de s’arrêter pour boire un verre au stand de tir. C’était la Saint-Machin, et il y avait un genre de kermesse. Anna se demanda si Francis comptait la draguer, mais cette pensée lui sembla tellement absurde qu’elle n’y accorda pas plus de cinq secondes après avoir dit « OK ».

Anna était en train de lancer des fléchettes quand le tirage au sort annonça son numéro. Il fut répété cinq fois, comme le voulait le règlement, avant que le gros lot soit remis en jeu. Elle ne l’entendit pas, parce que le jeu de fléchettes était sur la porte de la grange, et que la tente où se déroulait la tombola se trouvait de l’autre côté du stand de tir. Il faut dire aussi qu’Anna était déjà bien saoule.

Dès le premier verre, Francis avait repris ses marques et s’était remis à se lamenter sur sa condition d’homme à part dans une société qui avait perdu le sens des valeurs. Alors Anna était retournée chercher une bière et l’avait planté pour discuter avec Danny, un copain du temps où elle jouait de la clarinette dans la fanfare. Après ça elle s’était laissé entrainer dans une partie de babyfoot avec des motards, avait fait la queue pour les toilettes puis renoncé pour aller plutôt se soulager derrière un sapin, et bu un gobelet de vin blanc offert par trois femmes qui attendaient le début de la tombola. Elles avaient chacune acheté dix tickets, et la plus âgée conseilla à Anna de tenter sa chance. « Une télévision géante, ce ne serait pas chouette chez toi ?

— J’habite chez mes parents.

— Raison de plus. Il faut t’émanciper ma belle. Une télé comme ça, c’est un bon début pour déménager !

— C’est sûr.

— Alors va t’acheter un ticket et reviens t’asseoir avec nous. »

Une fois son billet en poche, Anna s’était laissé distraire par un chien qui jappait au bout d’une laisse, attaché à un pied de parasol. Elle s’était mise à la recherche de son propriétaire, pour lui dire ce qu’elle pensait de sa façon de traiter les animaux. Au passage elle le dit à tous les gens à qui elle demanda si le chien était à eux, et aussi à Francis, qui avait entrepris de séduire la chanteuse du groupe en pause. Anna s’était fait un plaisir de gâcher sa tentative avant de le planter à nouveau, se rappelant soudain le tirage au sort. Mais elle s’était trompée de direction et retrouvée du côté de la grange. Finalement, elle s’était laissé tenter par le jeu de fléchettes.

Quand elle rejoignit finalement les trois femmes, la tombola était terminée. Anna fouilla ses poches pour retrouver son ticket, le lança tout chiffonné sur la table et demanda : « Alors, qu’est-ce que j’ai gagné ? » Une des femmes était persuadée que son numéro était celui du gros lot, mais les autres n’en étaient pas convaincues. Quoi qu’il en soit, toutes s’apitoyèrent sur Anna et pour la consoler, la plus âgée lui offrit le jambon fumé qu’elle avait remporté. « De toute façon, c’est pas bon pour ce que j’ai. »

Son jambon dans les bras, Anna se mit en route pour le bar. Elle avait envie d’une autre bière. En chemin, elle passa devant le terrain de pétanque où elle trouva Francis en train de disputer une partie. Il prenait ce même air de spécialiste, comme pendant le spectacle, son regard de maître fauconnier tendu vers le cochonnet. Après qu’il eut raté son lancer en tiranttrop fort, Anna le mit au défi de la battre au tiré- chaloupé. C’est un jeu bricolé avec deux chaînes de trois mètres, reliées d’un côté à un arbre et de l’autre à une ceinture de bûcheron. Un fer à cheval est suspendu au milieu de la chaîne, comme un pendentif. Les deux concurrents doivent chacun s’attacher une ceinture à la taille et, au top départ, tenter d’enrouler le fer à cheval sur la chaîne en reculant par à-coups le bassin et en l’ondulant comme au hula-hoop.

« Allez Francis, on va bien voir si t’es champion ! » Au bout de cinq coups de bassin Anna y était presque, alors que Francis réussissait tout juste à faire sautiller le fer à cheval comme une marionnette. Du public s’était rassemblé autour d’eux : les joueurs précédents, des adultes, des enfants. Malheureusement au sixième coup, Anna perdit l’équilibre et tituba en avant, prenant en plein visage le fer à cheval que Francis venait de propulser en l’air.

Elle resta longtemps à genoux, du sang dégoulinant de son menton, puis s’assit pour rincer sa bouche avec le verre d’eau que quelqu’un avait couru lui chercher. On parlait d’appeler une ambulance quand Anna réalisa que sa dent de devant était cassée, et que l’éclat devait se trouver là par terre, incognito dans le gravier.

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