La berceuse de l’enfer
de Isabelle Cousteil
Nouvelle lauréate du concours Place aux Nouvelles 2024
© Isabelle Cousteil
Il pleut des cordes mais on est tellement heureux. Si tant est que ce mot fasse encore partie de notre vocabulaire. Si tant est qu’on sache encore comment on se sent quand on est heureux. Le soulagement, ne pas avoir peur ou froid ou mal, c’est peut-être ça pour nous le bonheur. Où alors les bribes de rêve lorsque rêver est encore possible dans ce cauchemar. Mais ce matin nous sommes mieux que soulagés. On part enfin en perm’, c’est pour ça qu’on est si heureux. On comptait les jours, sans jamais être sûrs d’y parvenir. De survivre jusque-là.
Nous c’est Nathan, Yuriy, Malik et moi. Moi Paul. Il nous appelle « Le quatuor » Yuriy, lorsqu’il est en verve. C’est rare qu’il soit en verve. Rare qu’il soit bavard, qu’il rie. Qu’il sourie même. Quand on se paye une tranche de rigolade avec les autres autour d’un coup à boire, un soir de relâche, un soir qu’il ne pleut pas, qu’on gadouille moins, qu’on n’a pas de potes qui soient restés plantés dans un cratère de bombe ou accrochés aux barbelés comme des épouvantails, un soir où on bricole dans la fumée de cigarettes, où on se raconte nos vies d’avant et d’après pour oublier celle de maintenant, même ces soirs-là, il se tait, Yuriy. Il est le pif dans son petit carnet ou il rêve en tapotant avec ses doigts, ou bien il dort. Je sais qu’il fait semblant, pour qu’on lui fiche la paix. La paix, ce truc inespéré. Déjà que les pays n’y arrivent pas, alors pensez donc, nous les pauvres gars comment on pourrait l’avoir la paix ? Pas l’éternelle, celle-là on nous la donne quand on veut, gratis pro deo. Non, la paix bien vivante, bien peinarde, avec ceux qu’on aime ou tout seul, la paix chaude, propre, sèche, silencieuse.
Le silence… La seule confidence qu’il m’ait jamais faite, Yuriy, c’est combien il souffrait du boucan. Je crois qu’il préfèrerait sortir de cette putain de guerre cul-de-jatte que sourd. Mes oreilles, il marmonne, mes oreilles… et il tient les mains plaquées dessus, quand ça tonne. Moi j’ai tendance à parler tout le temps, pour couvrir le bruit, pour noyer ma peur. Chacun fait comme il peut ici.
Quel drôle de gars… Je ne sais même pas ce qu’il fait dans la vie. C’est comme si, je sais pas comment dire, comme s’il avait un truc à lui, bien au fond, un réglage différent. Pleure pas non plus. Jamais. Ni de peur, ni de douleur, ni de chagrin. De rien. Il ne lâche jamais. Même pas le jour ou le petit Gabor qui avait incorporé la veille, est tombé avec sa tête d’ange dezinguée par une bombe. On le tenait dans nos bras avec Malik et Yuriy, il gueulait maman et ça giclait le sang et il a passé là dans nos bras. Même Malik il chialait comme un veau et il injuriait la terre et le ciel et l’enfer. Yuriy ? Rien. Il était juste blanc comme un macchabée. Il tenait le petit dans ses bras sans bouger. Juste il chantait, la bouche fermée, on n’entendait pas bien parce que c’était l’enfer autour mais ça berçait et ça prenait aux tripes, cet air tout doux en plein enfer.
« C’est quoi que t’as chanté au minot ? » il a demandé Malik, le soir. Yuriy l’a regardé comme s’il ne savait pas de quoi on parlait. Malik n’a pas insisté. Mais dans la nuit, quand je me suis levé pour aller pisser, j’ai vu qu’il dormait pas. Il écrivait dans son petit carnet et il chantonnait, en boucle, ce qu’on avait appelé entre nous « la berceuse de l’enfer ».
Enfin voilà, c’est terrible à dire mais ce matin on voit surtout la perm’ et on retrouve un peu de légèreté en marchant, la clope au bec. Comme si les couches de boue et de peur qui nous enveloppaient tombaient au fur et à mesure dans les fossés du chemin. On a fait comme ça des kilomètres, d’abord en silence en pensant aux autres qui se battent pendant qu’on tourne le dos. On l’a bien méritée cette permission, mais on peut pas s’empêcher d’être avec eux, en pensée, et avec eux pour de vrai quand on en croise, allant vers là d’où on vient, tout frais et tout gaillards, tout en chair et en os bien triés dans le bon ordre, la chair bien cramponnée aux os, le tout bien gardé sous la peau toute propre et la peau sous le tissu sans un accroc. Et on sait que cet ordre là, tous ces morceaux bien rangés par leurs mères, ils peuvent partir en pièces détachées qui s’éparpilleront n’importe comment dans la boue avec la peau et la chair et le tissus pressés ensemble avec la ferraille au milieu.
« C’est fou », il dit Nathan à un moment, « j’ai l’impression que j’ai juste fait un cauchemar», et il montre par-dessus son épaule le ciel noir de fumée, le ciel sans lumière, la terre écorchée. Nathan, c’est vraiment un brave gars. Il a pas inventé le fil à couper le beurre et heureusement d’ailleurs parce que j’ai appris à m’en méfier des gars qui inventent. C’est une sale manie. D’abord ils inventent des choses utiles qui font avancer le monde puis après ils perdent les pédales, ils ne pensent plus qu’à inventer pour inventer et ils se moquent bien des dégâts que ça peut faire. Ils passent du beurre aux bombes sans s’en rendre compte et ça devient des tueurs en série. Quelquefois même ils sont décorés pour tout le bien qu’ils ont fait au mal.
Il ne pleut plus, on marche maintenant plus doucement en parlant de tout et rien. On n’a plus à hausser le ton, le vacarme n’est qu’un bruit de fond. Mais Yuriy, lui, il se tait toujours. Pourtant il pense forcément dans son silence, il a pas une tête à la garder vide ! À un moment donné, quand même, je m’inquiète de plus l’entendre son silence. Il doit marcher quelques mètres derrière pour qu’on lui casse pas ses précieuses oreilles avec nos conversations pleines de riens. Mais non, il n’est pas derrière, ni près ni loin. « Hé les gars, on a perdu Yuriy ! » je dis. « Ah ben voilà, à force de s’élever dans les hautes sphères, il a fini par s’envoler l’intello » il rigole Malik. Nathan s’arrête, « faut l’attendre, il a du aller pisser derrière un arbre ». « Eh mon pote, encore faudrait qu’y en ait des arbres » rétorque Malik.
« Regardez ! Là-bas ! Une ferme ! », je crie. Ça fait combien de temps qu’on n’a pas vu une maison avec des gens dedans ? Ni même des vaches et des cochons. Peut-être on aurait un coup à boire ? Au minimum on pourrait poser notre barda un moment et piquer un roupillon sur nos deux oreilles dans la paille chaude et sèche ? Et ça, ça ressemblerait au luxe.
« De toute manière, il peut être que là… » je dis en partant devant.
Une maison de maître, bien trapue, avec son étage et les dépendances. La cour au milieu avec une mare. Et un énorme viel olivier. Depuis combien de temps n’avons-nous pas vu d’arbres avec des feuilles dessus ?
C’est apparemment désert. Pas de chien qui aboie, pas de chat filant entre nos jambes, pas de canards dans la mare. On appelle chacun son tour, « Yuryi ! ».
« Il est pas là », constate Nathan. On avance quand même, ça fait du bien de voir de près une maison épargnée, même vide. « Si, il est là » je dis, en voyant son barda largué au bas d’un mur. « Qu’est-ce qu’il fout ? » marmonne Malik, dissimulant son inquiétude sous un air de reproche. On avance maintenant courbés en deux, l’arme à la main, en scrutant partout. D’un coup les réflexes reviennent. Et avec eux, le cœur qui bat la chamade. J’en voudrais presque à Yurij de nous recoller la peur au bide.
Et puis d’un coup on se fige, plantés au bord de la mare à canards. Elles coulent comme une source le long des toits, elles volettent, elles rebondissent sur les pavés, elles font frissonner l’arbre, les notes. La berceuse de l’enfer !
Nathan regarde en l’air comme s’il s’attendait à voir un piano posé sur un nuage avec un ange assis au clavier. On cherche d’où ça vient en suivant les notes, à la file indienne.
À l’arrière de la maison, une fenêtre ouverte. Et notre Yuriy, là, assis devant un vieux piano. Je réalise soudain que j’ai jamais fait attention à ses mains. Elles survolent les touches comme deux papillons fébriles qui se font la cour un matin de printemps.
« Merde alors… » murmure Malik ébahi devant le visage de Yuriy transporté de bonheur et ruisselant de larmes, « ça peut pas être lui ça… ».
Enfin. Je sais enfin pourquoi on n’est pas pareils, lui et nous.
Je me mets à chialer comme un gosse en pensant à tous ceux qu’il accompagne au ciel, bien mieux qu’en fanfare. Et je chiale aussi parce que je suis tellement fier et heureux d’en être, de ce quatuor.
À tous les artistes
perdus dans les guerres.
Très joli, merci !
Beau texte