Françoise Guérin, invitée à plusieurs reprises à Place aux Nouvelles, nous adresse ses voeux pour la nouvelle année avec un texte saisissant.
Avec son accord, nous vous le partageons.

Je n’oublie pas…

Je n’oublie pas…
Qu’ils sont partis à pied, en train, en camion, avec, pour tout bagage, leur détermination.
Que les uns fuyaient l’extrême pauvreté, les autres le fascisme et que tous avaient peur.
Qu’ils rêvaient d’un avenir pour leurs enfants.
Et que la France, cette inconnue, leur tenait lieu d’horizon.
Je n’oublie pas qu’ils voulaient sauver leur peau.

Je n’oublie pas…
Qu’ils ont tout quitté sans retour.
Leurs villages, leurs champs, leurs ateliers.
Leurs familles, leurs habitudes, leurs certitudes.
La terre qui les avait portés, les bras qui les avaient serrés.
Tout ce qui avait fait d’eux des hommes et des femmes dignes.
Ils ont quitté le goût des choses et n’ont emporté que leurs chagrins.
Et l’angoisse qui, sur tous les continents, s’attache aux semelles des miséreux et des persécutés.
Je n’oublie pas qui ils étaient.

Je n’oublie pas…
Qu’ils n’étaient pas les bienvenus.
Qu’on les regardait de travers avec leurs fichus, leurs souliers rafistolés, leurs corps mal fagotés.
Qu’on les traitait de ritals ou de polaks. De sales étrangers. De moins que rien.
Qu’ils ont appris à encaisser et à se taire.
Je n’oublie pas le poids des invectives qui traverse les générations.

Je n’oublie pas…
Que toujours revenaient, dans leurs conversations, les mots préfecture, titre de séjour et permis de travail. Leurs premiers mots en français.
Que longtemps après avoir obtenu leurs papiers, ils baissaient encore la tête lorsqu’ils croisaient des policiers. Effrayés et coupables… de rien.
Qu’ils portaient des noms difficiles à prononcer qu’il faudrait, plus tard, raboter un peu pour prétendre à la naturalisation.
Je n’oublie pas qu’ils étaient et resteraient profondément insécurisés.

Je n’oublie pas…
Qu’ils savaient à peine lire.
Qu’ils ne parlaient pas bien le français et qu’on les blâmait d’user, entre eux, de ces langues qui faisaient trace de leur existence passée.
Qu’ils mettaient un point d’honneur à ce que leurs enfants aillent à l’école, qu’ils soient propres et bien coiffés, qu’ils ne se fassent pas remarquer.
Je n’oublie pas qu’on doutait pourtant de leur désir d’intégration.

Je n’oublie pas…
Qu’ils ont dû s’entasser dans des logements insalubres, des chambres humides, des cabanons au sol de terre battue. Une vie précaire, au hasard des chantiers et des moissons.
Qu’ils étaient des travailleursauxquels on confiait les boulots les plus mal payés, les tâches les plus dures.
Qu’ils en ont bavé.
Qu’ils ont déchanté.
Qu’ils y ont laissé leurs poumons, leurs doigts, leurs dos.
Qu’ils ont vieilli prématurément, sans se plaindre.
Je n’oublie pas qu’on les soupçonnait déjà de profiter.

Je n’oublie pas…
Qu’ils ont aussi rencontré la solidarité. Des femmes et des hommes qui les ont accueillis, logés ou fait embaucher.
Des gens qui croyaient au ciel et d’autres qui n’y croyaient pas.
Que certains sont devenus leurs amis.
Je n’oublie pas que c’est grâce à eux qu’ils ont appris à aimer ce pays.

Je n’oublie pas…
Que ce déracinement les a profondément marqués, qu’il a marqué leurs enfants et leurs petit-enfants du sceau de l’insécurité. La vraie, celle qui vous fait douter de votre place dans le monde.
Que, pour tenir debout, ils se sont voués, jusqu’à l’absurde, à des semblants de tradition.
Qu’ils ont adressé leurs prières à un Dieu muet.
Que leur sacrifice les a parfois rendus exigeants.
Bourrus, tyranniques, invivables.
Mais qu’ils se tenaient droits sur les photos.
Que la pudeur étouffait leurs paroles et qu’ils se cachaient pour pleurer.
Je n’oublie pas que leurs propres enfants ne les comprenaient pas.

Je n’oublie pas…
Qu’ils ont réussi mais sont restés inconsolables.
Qu’ils ont bâti des intérieurs proprets dans lesquels ils tournaient en rond.
Que leurs légumes s’ennuyaient dans leurs potagers.
Que des inconnus pâlissaient sur les photos. Qu’ils se récitaient leurs noms, parfois, de crainte qu’ils ne s’effacent aussi.
Que le dimanche, sur la table, trônaient des plats traditionnels qui n’auraient plus jamais le goût d’avant.
Je n’oublie pas qu’ils sont partis de chez eux et qu’ils ne s’en sont jamais tout à fait remis.

Je n’oublie pas qu’ils ont consenti à tout perdre, sauf la vie.
Qu’ils ont eu des enfants qui ont été à leur tour des travailleurs.
Et des petits-enfants qui ont fait des études et ne parlent pas leur langue.
Et des arrière-petits-enfants dont les noms racontent encore, parfois, cette histoire débutée dans la poussière des routes.
Je n’oublie pas que je suis de ces descendants, à jamais endettée par leur choix radical.

Mes grands-parents sont morts depuis longtemps et pourtant, ils sont là. Cette femme en fichu qui fait la queue pour un peu de nourriture pourrait être ma grand-mère. Cet homme qui piétine dans la neige et dont on a confisqué la couverture ressemble à mon grand-père.
Des hommes leur tendent la main.
Des hommes leur tournent le dos.
Pourtant, ces hommes et ces femmes refoulés aux frontières, parqués dans des camps, c’est eux. Et ça pourrait être nous.
C’est eux qui errent dans la montagne, perdus, frigorifiés. C’est nous.
Eux qui risquent leur vie en Méditerranée. Eux aussi dans ces longues files d’attente aux portes des états. Et c’est encore eux, chassés d’un campement à un autre au seul motif qu’ils sont nés ailleurs et qu’ils viennent trouver refuge en France, à l’ère du soupçon généralisé et du racisme décomplexé.
C’est eux et c’est nous, une même pâte humaine.

Que peut faire un écrivain face à l’insupportable ?
Ce qu’il sait faire de mieux. Écrire pour ne pas oublier.

© Françoise Guérin / Éditions Zonaires 2018
Reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur.


Ce texte a été écrit pour être diffusé largement et servir à la réflexion.
Si cette lecture vous a touché, n’hésitez pas à commander le livre de Françoise Guérin « Je n’oublie pas… » sur le site des éditions Zonaires pour la somme de 4€ + frais de port. Vous pouvez faire des commandes groupées ou l’acheter chez votre libraire. Vous retrouverez ce texte, accompagné des très belles photos de Patrick L’Écolier. L’auteure et le photographe renoncent à leurs droits pour permettre qu’à chaque exemplaire vendu, 1€ soit reversé à l’association APARDAP qui parraine des demandeurs d’asile et les accompagne dans leurs démarches. C’est l’occasion d’offrir à vos proches un petit cadeau solidaire. Merci.

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