300 euros
de Anna Quenneville
Premier prix du concours Place aux Nouvelles 2024
© Anna Quenneville
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Vingt ans que mon cerveau n’a pas écrit. Pourtant, dès aujourd’hui, je noircirai un morceau de papier et, courageux, je lui offrirai.
J’ai pensé m’arrêter à cette feuille. Peut-être parfumée mais blanche de mots. Ici, le papier se raréfie, se déniche, s’achète à prix d’or et tapisse les intérieurs bourgeois. Celui d’Eva, affiché fièrement en arrière-plan de nos visioconférences, est d’un luxe indécent. Pour retenir son attention, je n’ai vu qu’une seule solution : écrire de ma main, un message né de l’esprit.
Un travail de titan.
En France, la propriété des textes n’existe plus depuis qu’écrire sans penser est possible. L’IA(1) est notre signature commune. Mes parents évoquent parfois avec nostalgie l’écriture manuscrite tout en reconnaissant son inutilité chronophage. La lenteur passée s’oppose à la vitesse gagnée grâce au langage de l’IA. Lorsque je l’interroge sur ces années, ma mère grimpe au grenier chercher quelques cartes postales, des « to-do list » ou autres lubies de jeunesse. C’est une petite boîte dans laquelle il y a du papier et de l’écriture moche, fascinante, penchée et raturée. Mon père, lui, n’a rien gardé. Il avoue détester les manuscrits et avoir toujours écrit à l’ordinateur. Seules quelques-unes de ses lettres typographiées se trouvent au fond d’un tiroir, chez ma grand-mère. Il n’a jamais souhaité les récupérer.
Lire l’écriture manuscrite suscite mystère et exotisme. L’irrégularité des lettres, les fautes d’orthographe, la pensée déstructurée et ces ratures, telles un contrôle Z visible, m’apaisent. Même un post-it vendu pièce en brocante me fait l’effet d’une œuvre d’art. Il y a derrière chaque lettre difforme une pensée originale, contradictoire, animée par un être réel puisque défunt. Que signifie lier le point d’un « i » avec la barre du « l » ? Est-ce une âme pressée ou celle d’un musicien mariant les mots comme il enlace les notes ? Les caractères blancs et froids de l’IA ne traduisent aucune hésitation. L’absence de doute crie celle de l’homme.
Ma fascination est probablement liée à un effet de mode. L’écriture manuscrite est gage de reconnaissance sociale. Elle s’imprime sur les sacs, les vestes, les chaussures ou la peau. J’ai même aperçu dans la rue une voiture de luxe gribouillée d’écriture. C’est un modèle original dit-on ; quelqu’un aurait écrit de sa main sur le véhicule. Pas sûr que les mots soient de lui néanmoins.
Avec ma lettre, Eva me pensera-t-elle comme les autres, emporté par la folie capricieuse des manuscrits ? Bringuebalante avec son sac imprimé Duras, il est certain qu’elle y verra un charme ou, du moins, un produit intéressant à revendre.
Voilà déjà plusieurs semaines qu’un bloc de feuilles d’entraînement me défie sur mon bureau. Peu d’amis ont su me dire comment le noircir. Nous avons perdu l’habitude de réfléchir avant d’écrire et préférons lire en diagonale, répondre en mots-clés ou entretenir une relation orale avec notre IA. Dans la rue je les vois, souriant à un hologramme, l’être aimé en effigie autour du cou, au bout des clefs ou sur l’oreiller. Je suis sorti six mois avec une chanteuse digitale jusqu’à ce que je la débranche par manque de contradiction. J’aime Eva pour son mauvais caractère mais cette raison ne peut constituer l’objet de ma lettre.
Une lettre à la blancheur persistante. Passées ces tricheuses digressions, je m’installe enfin à mon bureau, saisis le bloc de papier puis le stylo appelé « quatre couleurs » par le vendeur. J’ai dépensé une petite fortune pour obtenir ce long tube en plastique mâchonné au sommet. C’est un objet rare m’a-t-il dit en indiquant la partie dorée. Détaillant la chose avec curiosité, je glisse l’une après l’autre les encoches de couleur. Le cliquetis à chaque changement de teinte est plaisant, presqu’addictif. Jouer avec le stylo retarde volontairement la nécessité d’écrire et je perds trois minutes à écouter cette nouvelle mélodie. Puis le choix de la couleur s’impose. Noir. En opposition au blanc de l’IA. Première distinction.
Tenir le stylo s’avère difficile. Le tube glisse entre mes doigts flasques et tombe au creux de mon pouce. Lorsqu’elle penche trop, la mine cesse de tâcher la feuille. A la verticale, elle perce le papier. De violentes crampes paralysent rapidement ma main gauche. Je n’ai écrit aucun mot, uniquement des lignes amorphes dignes d’un animal. J’interpelle alors l’IA : « comment tenir un stylo ? ». Elle me conseille une « méthode courante en huit étapes » que j’adopte partiellement.
Après plusieurs heures d’intenses efforts, mon gribouillis prend de l’allure, s’amplifie, s’arrondit aux angles. J’invente même de nouvelles signatures en ajoutant des spirales supplémentaires. L’acte d’écrire, maitrisé enfant et insurmontable adulte, me revient. S’accumule en un tas informe une citation-modèle, demandée au hasard à l’IA, signée Mère Teresa. Ce contenu unique, vidé de son sens à force d’être réécrit, ne signifie plus rien mais véhicule un projet. Celui de dire je t’aime. Les traces apparaissant sous ma main agitent mon cerveau comme jamais les mots lus quotidiennement sur l’IA n’ont réussi à le faire. Mes mots moches, bien que de plus en plus beaux, jouissent d’un pouvoir différent de ceux des mots droits et blancs. Écrire à la main procure le sentiment unique de réfléchir.
Conforté par cette analyse, je poursuis avec acharnement mon travail. Il me faut à présent doter la forme d’un sens inoubliable, proprement humain. Dire l’amour à la manière d’un Homme. Ainsi seulement, Eva me croira.
Débute la recherche du sentiment ardent. Je fouille les eaux peu profondes de mon liquide cérébral en espérant y saisir des mots galants qui, réunis, caresseront Eva. L’IA me suggère de suivre une méthode déductive en allant du général au particulier. J’écris alors en lettres capitales le mot AMOUR, trace une flèche, puis celui d’EVA, une flèche encore, mon prénom, PAUL, le signe égal et TOUJOURS. Ce schéma une fois fait, rien ne se passe. J’attends. Saisis le stylo quatre couleurs. Écoute le cliquetis charmant. Trace deux cercles. Les colore en noir. Descend à la cuisine boire un café. Remonte à mon bureau. Observe à nouveau le schéma quand, soudainement, AMOUR s’associe à LOVE. Est-ce une bonne idée de mélanger les langues ? Je demande à l’IA qui liste quatre points de vigilance à cette « technique littéraire intéressante ». L’expression « un love amour » aurait-elle du style ? Relue plusieurs fois, elle me paraît assez chic. Mais que dire après ça ? S’arrêter là ? Rentabiliser les achats m’oblige à continuer. Des expressions prêtes-à-l’emploi, entendues dans des films ou des chansons, me parviennent encore. L’anglais obstrue constamment le passage au français.
Après deux heures à sonder mon esprit apparemment bien vide, j’abandonne. Dans ma bouche et sous ma main, l’amour ne s’invente pas. Serais-je aussi indolent que l’IA ? Il est vrai que, comme moi, elle n’a jamais touché personne.
Dans un dernier espoir, je me force au souvenir ancien des cours de littérature. La professeure affichée à l’écran évoquait Racine, Alfred de Vigny ou Marc Lévy comme écrivains du sentiment amoureux. Les résumés envoyés par l’IA sont eux-aussi peu inspirants.
Voilà que mes mains moites ne retiennent maintenant plus le stylo. Le ridicule de mon entreprise dégouline sur ma peau. L’aide de l’IA semble inévitable.
Mais demeure la confiance accordée à ma pensée. Comment être sûr qu’Eva me croira lorsque je lui annoncerai que cette lettre plagiée est signée d’un cœur pur ? Comment mentir vrai ?
Probablement en employant des mots rares et oubliés. Ces bijoux vendus en plus du forfait langagier quotidien. L’IA me suggère son produit Vers les premiers instants à trois cents euros. Il s’agit du premier prix devant Écrire un roman d’amour. Ce kit lexical est selon elle « essentiel pour déclarer sa flamme avec originalité ». Les mots et expressions qu’il contient ne sont presque plus utilisés dans le langage courant. Pénétration garantie du destinataire.
Devant mon écran et cette somme inabordable, persiste dans ma bouche une honte amère. Je ne puis ni acheter le langage ni le dérober par la pensée. Me voilà coincé avec ma parole banale sans effet sur Eva. Seul dans ma chambre, je cherche la distinction honnête jusqu’à ce que ce long silence m’interpelle.
Et si agir sans rien dire était l’unique preuve sincère de mon amour ?
Dès demain, muet, j’embrasserai Eva.
(1) IA : Intelligence Artificielle
Une bonne nouvelle pour parler du monde actuel qui ne cesse d’utiliser l’IA, vraiment bonne j’ai aimé