Mar al Gaza
de Martine Constantin
Deuxième prix du concours Place aux Nouvelles 2025
© Martine Constantin
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Allez petite, avance !
Rima, l’antilope blanche, est poussée par un homme en noir qui cache un couteau derrière son sourire. Il dépasse à grandes enjambées tous ceux qui traînent, entravés par les rafales de vent qui soulèvent une poussière dure. Il avance vite malgré le poids sur ses épaules d’un baluchon grossièrement ficelé. Tout ce qu’il a pu récupérer lorsqu’il a dû démonter la tente. En bousculant la fillette, en guise d’excuse, il marmonne j’ai rêvé de ce moment toutes les nuits.
Rima trébuche et se relève au milieu d’une forêt de jambes maigres et de pieds nus enroulés dans des chiffons tachés de sang. Entraînée par une foule impatiente, sa mère marche devant. Elle porte dans ses bras le bébé affamé qui geint et ouvre des yeux terrifiés sur cette agitation menaçante. Seuls les bras maternels, doux et prévenants comme un couffin soyeux, l’apaisent un peu.
Hier, l’annonce d’un cessez-le-feu a fait rire et pleurer les adultes du camp. On allait pouvoir prendre la route vers le Nord. Il n’y a pas de douleur comparable à celle d’être privé de sa maison, et il n’y a pas de bonheur comparable à celui d’y retourner. C’est ce qu’a dit l’oncle en pliant sa tente avant de quitter le camp de Mawasi. Comme lui, tous étaient soulagés de retrouver leur ville, leur maison, leur vie d’avant.
Avant ? À cinq ans, Rima ne se souvient plus très bien de cet avant qui allume des étoiles dans les yeux des grands ou mouille le regard des vieux. Elle reste dans le présent de jours poussiéreux et de nuits hérissées de cris sous la tente délabrée qui tremble sous les bourrasques. La nuit les tirs retentissent. Son cœur cogne. A croire qu’il va sortir de sa poitrine. Et puis l’aube. Les armes se taisent. Elle tremble d’entrer dans un nouveau jour. Toujours le même. Plein de fumée et d’odeur de poudre. L’explosion des bombes, les drones tueurs, les sirènes hurlantes l’empêchent de se souvenir de la vie d’avant.
Avant, c’est flou, c’est loin, c’est barré, c’est embrouillé. Des images arrivent parfois la nuit au cœur du silence noir ou comme aujourd’hui, au milieu de la route défoncée. Elle entend une voix. Peut-être la voix basse de grand-mère qui murmure à son oreille des contes pour l’endormir, l’eau qui coule dans les bassins, le chant des femmes au matin, la peau blanche des tantes, la table servie, l’odeur du pain. Le rire du père.
Le Père. Plus personne n’en parle aujourd’hui.
Où est papa ?
Papa est parti.
Parti comment ?
On l’a transporté à l’hôpital…
Mais alors, s’il est guéri, il nous attend peut-être à la maison ?
Je ne crois pas a murmuré maman. Papa a sauté sur une mine. Il est mort.
Je ne le reverrai pas ?
Non, je ne crois pas…
Jamais ?
Jamais.
Mais lui il me verra… ?
Peut-être…
La mère avait un regard d’espoir flétri.
Rima se demande ce que veut dire jamais. Elle cherche des phrases où l’employer. Elle n’en trouve pas d’autre. Je ne le reverrai jamais. Elle réfléchit. Être mort, c’est donc être invisible. Pourtant, elle en a vu, elle, des morts. L’oncle Mohammad, les yeux fermés, la bouche entrouverte, allongé sur le dos dans le sable rouge. Son fils Ahmed, la peau diaphane, le regard envolé. Les rayons du soleil passent à travers les trous du ciel et éclairent son visage sans barbe. Il a la gorge tranchée. Il va avoir douze ans. C’était où ? Elle a oublié. Des bras l’avaient soulevée, emportée loin des corps mutilés et déposée dans la tente de son amie Myriam. Rima l’adore, fascinée par sa crinière de boucles rousses et ses yeux verts.
Le père de Myriam lui aussi est parti.
Ton père est mort ?
Non, il est de l’autre côté…
Elle montre une direction vague, vers le nord …
C’est loin ?
De l’autre côté de la frontière, dans le kibboutz de Kfar Aza…
Myriam n’aime pas parler de son père. Elle coupe court.
J’ai un secret.
Un secret ? Tu me dis ?
Un secret, on ne peut pas dire ! Mais on prend la route demain… Alors, approche…
Assises sur le sable dur, têtes collées l’une à l’autre, soleil hérissé contre sombre tignasse, les fillettes murmurent…
J’ai entendu les hommes parler. Notre pays va changer. Tout ça, ça va disparaître. Son doigt pointe les maisons effondrées, la boue, les ordures, les câbles qui pendent dans le vide. Le rivage sale. A la place il y aura des palais, des jets d’eau, de la nourriture, des piscines et des balançoires.
Comme à l’époque du calife Haroun al-Rachid ?
A peu près… C’est un roi très puissant qui a décidé.
Un roi ? Y’a pas de roi ici !
C’est un roi américain. Le roi Donald. Il a dit Peuple de Gaza un bel avenir vous attend. Il a dit fini les bombes la faim le froid. Je vous promets de belles maisons, de beaux hôtels, des fêtes magnifiques. Le monde entier viendra à Mar-al-Gaza…
Mar-al- Gaza ?
Ce sera le nom de notre pays…
C’est vrai ?
Je crois… Mais il faut le dire à personne. Jure. Sinon je serai battue.
Après trois jours de marche le long de la route côtière, tantôt ballottés, tantôt réconfortés par la marée humaine de milliers de déplacés qui se sont engouffrés avec eux sur la route du retour, Rima, sa mère et le petit frère arrivent à la périphérie de Gaza. Un champ de ruines. Des montagnes de déchets. Dans le quartier de Jabalia leur maison a été détruite. Impossible de dormir dans les décombres avec le bébé qui tremble de fièvre.
Tous les trois se réfugient à Gaza-ville chez Grand-mère, dont le logement a été moins endommagé. Mais la situation s’est aggravée depuis que les camions de nourriture et de médicaments n’entrent plus à Gaza. La trêve, c’est fini. Les drones tirent. Les explosions tuent. Et puis le froid et l’épuisement. On meurt aussi de faim comme grand-père.
Mamie a vieilli d’un coup. Elle a perdu ses dents. Ses yeux d’opale noire, profondément enfoncés dans leurs orbites, sont plein de tristesse. Elle ne raconte plus de contes pour endormir les enfants. Elle pleure souvent.
Alors, pour la consoler, Rima trahit la promesse faite à Myriam et dévoile le secret.
Ne pleure pas, mamie. Écoute-moi.
Rima évoque pêle-mêle les palais les lumières les balançoires les cornes de gazelles et les beaux hôtels. Toutes les promesses du roi Donald. La tristesse de grand-mère s’envole d’un coup ! Des éclairs de colère embrasent ses yeux sombres. Ses lèvres sèches et pâles dessinent une moue dédaigneuse.
Donald n’est pas un roi, ma fille ! Pas même un Prince ! C’est un clown grincheux et colérique. Un marchand étranger et voleur. Myriam s’est trompée. Ou elle a mal compris. Le pays dont elle t’a parlé, cette terre de lumière et d’eau, de palais et de palmiers, cette bande de mer et de soleil, ce pays dont vous rêvez, vous l’aurez ! Mais ce ne sera pas Donald le Menteur qui construira ce pays.
A l’angle de l’œil droit de grand-mère une petite cicatrice, rétrécissant le coin de sa paupière, donne à son regard une étrange crispation comme si elle essayait d’accrocher un point invisible au-dessus du visage de Rima, au-delà des décombres du quartier, plus loin même que le rivage où rodent les morts qu’on n’enterre plus. Les yeux de grand-mère harponnent le futur.
Qui alors reconstruira ?
Ce sera nous !
Assia regarde ses bras maigres puis les mains déformées de grand-mère. Elle soupire.
Dans longtemps alors ?
Silence. Puis avec le détachement orgueilleux d’une vieille prophétesse, grand-mère répond à voix basse…
Peut-être… Mais qu’est-ce-que le temps ? Une passerelle furtive où s’accroche l’espoir. Fais-moi confiance petite antilope blanche, le jour viendra. N’en doute jamais. Les vieux savent ces choses.
Grand-mère ferme les yeux. A pas de loup Rima s’éclipse et repart jouer sur les gravats. Myriam lui manque. Elle aimerait tant reconstruire le pays avec elle. Elles se sont perdues sur la route du retour. Alors Rima la cherche dans sa mémoire mais la distingue à peine. Plus les jours passent, plus elle la voit s’amenuiser, presque entièrement reprise par les montagnes de pierres qui les séparent… plus que de petits morceaux de boucles rousses et de clins d’œil verts, petits bouts d’espérance que le sable fait miroiter. Le jour viendra.
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