Ma déesse

de Dominique Pourtau-Darriet

Nouvelle lauréate du concours Place aux Nouvelles 2025

© Dominique Pourtau-Darriet

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Aujourd’hui, Lina descend des montagnes. Douze fois j’ai compté la lune nouvelle depuis sa dernière visite. A l’ombre des pins tordus qui s’accrochent à la roche pour tenir tête aux vents du large, ma Lina descend. Le long des sentiers escarpés, les cailloux roulent sous ses pas tant elle marche vite. Elle empoigne, pour se retenir, les hautes herbes sur le bord du chemin. Elle descend, ses tresses serrées en haut de sa tête pour retenir le panier où elle a rangé pour moi, avant l’aube, des mottes de terre rouge, des brassées de sarrette et quelques sarments. Elle va marcher longtemps. Le jour naît, je l’attends. Bientôt elle arrivera par le chemin de pierres jusqu’à l’oliveraie derrière l’atelier du Maître, elle avancera vers moi en se cachant derrière les arbres, se faufilant de tronc en tronc. Elle aura piqué dans ses tresses dorées les petits coquillages que j’ai ramassés sur le rivage de l’Egée et sertis pour elle l’été dernier et soudain elle sera là, devant moi, toute droite. Je l’allègerai de son chargement pendant que son regard suivra mes gestes et, contre elle, je m’abreuverai de son odeur de collines, de pierres et de soleil. Je sais que je suis né avec l’empreinte de son corps creusé dans le mien et qu’un jour elle y prendra sa place. Elle aussi, elle le sait.

Ce matin, je me suis levé bien avant le soleil pour préparer mon bleu : c’est la couleur qu’elle préfère. Depuis son dernier passage, j’ai trouvé le bleu que je cherchais depuis longtemps, le bleu que le jour offre à la nuit en venant à sa rencontre. Maintenant je l’ai. Dans mes jarres de terre cuite, toute la nuit j’ai broyé la lazurite que les Phéniciens ont déchargée sur nos grèves, à la dernière lune pleine, en même temps que le cinabre et l’orpiment venu d’Egypte. Ce jour-là, encore une fois, le Maître m’a dit en riant : « Tu me ruines, Stélios, tu me ruines ! » Puis il a rajouté, les yeux brillants : « Mais tout ce que tu veux je l’achèterai ! Comment se fait-il, a-t-il rugi en posant sa large main sur mon épaule, que tu puisses déjà, toi qui sors tout juste de l’enfance, habiller si magnifiquement mes statues de tes couleurs ? Gloire à ta jeunesse qui illumine mon expérience, que les dieux te protègent ! ».

Les femmes autour de lui aiment aussi mes couleurs : la belle Phryne aux seins lourds et d’autres encore, qui désirent être regardées, viennent souvent me rendre visite. Pour elles, j’écrase la malachite et je la mélange au suint des brebis pour qu’elles puissent étaler sur leurs paupières la pâte qui accrochera la lumière à leur regard. Aussi, avec l’argile sèche et la céruse, je leur fabrique le fard qui donne à leur visage la couleur de leur désir. Bien sûr je ne leur dis pas que j’y ai ajouté le jus des vers que je vais chercher dans le creux des écorces sur la colline. Je verse mes mélanges dans de petits pots de céramique plats et je vois leurs lèvres s’entrouvrir, leurs yeux briller quand elles les prennent dans ma main tendue. Lina descend des montagnes, le soleil se lève, je l’attends.

* * *

Après avoir poursuivi sa course au-dessus de nos têtes, le soleil va bientôt disparaître derrière les terres sombres du couchant. Lina est partie et mon cœur s’affole encore, je ne peux l’apaiser. Arrivera-t-il un jour à battre à nouveau comme un cœur doit battre ?

Quand Lina est arrivée, nimbée du soleil encore bas et clément, plus belle que la plus belle des déesses, j’ai retrouvé ses yeux immenses teintés d’ocre et de vert, l’ovale de son visage et le miel de ses épaules. J’ai transvasé son panier sur ma tête et je l’ai entrainée aussitôt sous mon appentis car mes plus beaux sortilèges, c’est pour elle que je les garde. J’avais conservé dans une jarre quelques murex de mon pourpre. J’en ai soulevé le couvercle et son nez s’est froncé quand l’odeur âcre des mollusques s’est répandue dans l’air autour de nous. J’ai ri de la voir rire, son visage tout froissé dans une grimace de dégoût exagéré. J’ai attrapé le bol où j’avais préparé la veille la fine poussière du pourpre. Je lui ai dit : « On fait le bleu ? ». Elle a serré ses mains l’une contre l’autre et elle s’est accroupie contre moi près de la flamme. J’ai pris le bol de terre cuite où j’avais écrasé la poussière grise du lazuli très fine pour que le bleu soit très bleu et, de l’autre main, j’ai saisi l’amphore que j’avais placée à côté de nous et j’ai commencé à verser sur la poudre le sang de chèvre qu’elle contenait, très lentement. La poudre est devenue bleue mais c’était encore le bleu du jour plutôt que celui de la nuit. Lina restait immobile comme une statue contre moi, à peine se donnait-elle le droit de respirer.

Je lui ai demandé : « Encore ? ». Elle a posé sa main sur mon bras pour que j’incline à nouveau le col de l’amphore et le filet de sang tiède s’est remis à couler. J’ai placé le bol sur la flamme et nous avons attendu jusqu’à ce que le bleu se mette à briller comme le dos de la mer sous le soleil. Quand de petites bulles ont commencé à éclater à la surface, j’ai remué le liquide avec un bois d’olivier : « Dis-moi quand ! ».

Lina sait que la couleur du bleu dépend du temps sur la flamme. Elle attendait. Ses lèvres, pressées l’une contre l’autre, étaient devenues toutes fines. Elle regardait le liquide prendre la couleur des cieux et tout d’un coup, elle a resserré très fort sa main sur mon bras. Avec ma fourche, j’ai retiré aussitôt le pot du feu et je l’ai déposé dans la jarre d’eau fraiche à côté pour arrêter le voyage de la couleur. Nous avons vu le bleu vivre encore un peu puis s’immobiliser ; il ne changerait plus désormais : c’était le bleu choisi par Lina, le bleu de Lina. Il fallait le laisser refroidir maintenant.

Le soleil était arrivé dans sa course juste au-dessus de nos têtes, l’air ne bougeait plus, les oiseaux ne chantaient plus. Nous sommes allés nous asseoir sous le figuier dans la cour. J’ai partagé mon pain avec Lina, nous l’avons frotté dans l’huile des olives de nos terres. Je regardais ses dents arracher la croûte et l’huile couler le long de son menton, oh le plus beau des spectacles ! Elle a partagé avec moi le fromage de ses brebis et, pour finir, nous avons croqué à pleine bouche les petits gâteaux de figues séchées que j’avais préparés le matin même. Elle surveillait de loin son bleu qui refroidissait à l’ombre de l’appentis.

C’est à ce moment que le Maître, comme les autres fois, est apparu devant son atelier et a fait signe à Lina. Je l’ai sentie se raidir : Lina n’aime pas poser pour le Maître. Comme les autres fois, elle a tourné vers moi un regard empli de regret. Elle n’aime pas que le Maître la dénude pour sculpter sa statue : elle tire des deux mains sur sa tunique, elle les pose sur ce qu’elle veut cacher, elle est comme un lièvre des collines qui regarde, pétrifié, la flèche que le chasseur pointe sur lui, j’ai entendu le Maître le raconter à Xanthos en riant. Lina est une déesse qui ne veut pas être vue.

La belle Phryne aux seins lourds ne se cache jamais, elle. Au contraire, elle rit en offrant ses épaules et son ventre à l’art et aux envies du Maître. Mais le Maître dit qu’il lui faut ces deux corps pour sculpter la Déesse, il dit que chacun d’eux lui apporte une courbe, un regard, une vie dont il a besoin. Et c’est vrai : je vois bien que dans le beau marbre qu’on lui apporte en bateau et à dos d’ânes de Paros, il taille l’audace de Phryne en même temps que la pudeur de Lina. Avant que Lina ne parte vers l’atelier, j’ai glissé dans sa main la fibule que j’avais fabriquée pour elle en polissant un éclat de calcédoine. Ses yeux m’ont remercié d’abord, et puis ses lèvres.

Le cri a déchiré mon sommeil. Il venait de l’atelier, un cri de bête qu’on tue : le premier, celui qui dit la surprise en même temps que la souffrance. Je m’étais assoupi sous le figuier, je me suis redressé mais je ne pouvais plus bouger ni penser. Deux autres cris ont ravagé le silence brûlant ; ceux-là n’exprimaient que la souffrance. Puis la lourde porte de bois de l’atelier a buté, sous la poussée, contre le mur de pierres et j’ai vu Lina s’enfuir en courant, en tombant, en se relevant, en criant. Son dos était nu, elle agrippait des deux mains une étoffe qu’elle essayait de serrer autour de ses reins. Enfin j’ai pu courir vers elle. Je voulais crier son nom mais aucun son ne pouvait sortir de ma bouche ; j’ai couru, couru. Puis je me suis arrêté car j’ai vu devant moi, sur le chemin de pierres, le rouge du sang de Lina. Et je suis resté là, j’ai laissé les cris s’éloigner dans les collines. C’est alors que j’ai entendu derrière moi le Maître grogner : « Ces petites paysannes sont si farouches ! ».

* * *

Cette nuit, Lina, je ne vais pas dormir. Cette nuit, dans l’atelier du Maître, je vais draper ta pudeur de mes couleurs, je vais peindre la Déesse enfin terminée. Je lui offrirai les couleurs de ta beauté pour que celle-ci traverse les temps à venir jusqu’à l’éternité. L’or, souffle des dieux, parure de soleil, sera pour tes tresses fines qui encadrent son visage. Avec le bleu de l’aube, je peindrai la bordure de l’étoffe que la Déesse tient dans sa main. Sa peau, je la couvrirai de la couleur du miel de tes montagnes et à tes lèvres, Lina, du bout de mes doigts je donnerai le pourpre vif des figues fraîches. Je suis prêt, Lina, j’ai préparé toutes mes couleurs. Le sang pour les lier, c’est au Maître que je l’ai pris.

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