L’odeur du silence
de Stéphanie Pruvot-Trégniac
Nouvelle lauréate du concours Place aux Nouvelles 2025
© Stéphanie Pruvot-Trégniac
– – –
Il se réveille dans sa chambre blanche, trop calme, où même l’air semble retenir son souffle.
Il ne perçoit aucune odeur familière. Les morts ne sont peut-être pas encore réveillés.
L’institut a une odeur chimique, mélange d’antiseptique et de produits de nettoyage.
Une infirmière au chignon tiré frappe et entre. Elle sent le gel hydro alcoolique, les draps changés, le linoléum propre. Elle a une odeur de survie. Cette résistance olfactive la place-t-elle du côté des vivants ?
– Comment vas-tu ?
– J’ai parlé à papa hier soir.
D’un seul coup l’odeur du bois poncé et de la sciure viennent lui chatouiller les narines. Son père est arrivé discrètement.
L’infirmière lui tend un verre d’eau et un médicament. Il perçoit alors quelque chose de plus ancien. Une odeur de vieille cire, de savon noir et de plancher trop longtemps frotté. Comme si elle appartenait à un autre hôpital, plus vieux, peut-être fermé depuis des années.
– Il n’est pas là ton papa.
– Je le vois et je le sens.
Elle le regarde avec une douceur triste.
– Tu sais, ce n’est pas grave si tu inventes. Ça aide, parfois.
Mais il n’inventait pas. Il le flaire comme on devine un orage avant qu’il n’éclate.
Maintenant c’est l’odeur du citron, celle de sa sœur. Un parfum de fruit coupé, un peu trop acide. Elle est là. Elle est toujours là. Debout à côté du miroir. Elle lui envoie un baiser. Comme elle le faisait à la maison. La maison qui exhalait la lessive, le pain grillé et la cendre froide. Il ressent une bouffée de nostalgie.
Dans le couloir, il croise des silhouettes en blouse. Certains sentent le café et la sueur. D’autres, le néant. Alors il classe : ceux qui vivent, ceux qui restent, ceux qui s’effacent. Il les classe comme on trie les vivants des disparus. Pas par leurs voix. Par leurs effluves.
Certains jours, il ne parle à personne. Il se contente de humer l’air, comme un animal maltraité qu’on aurait oublié dans une cage trop propre.
À l’institut, les gens ne sentent pas comme de vraies personnes. Il a mis du temps à s’en rendre compte, mais maintenant, c’est flagrant. Le vieux monsieur au bout du couloir, celui qui parle à sa montre, porte une odeur de cave mouillée, de terre remuée, de rouille stagnante.
La femme assise près du distributeur, sent le papier jauni, la poussière accumulée dans les rideaux, un parfum d’armoire oubliée.
Parfois, il rencontre quelqu’un qui ne sent rien du tout. Il disparaît alors au bout de quelques jours et on ne le revoit plus.
C’est arrivé avec la fille aux nattes. Elle ne parle pas, mais elle dessine sans arrêt, avec des feutres usés qu’elle serre comme des talismans. Elle sent la suie froide. Une odeur d’âtre abandonné, de peluche brûlée. Ce matin-là, il s’en souvient, elle dessinait un arbre sans feuilles. Il s’est approché. Elle n’a pas levé les yeux. Mais quelque chose avait changé. L’odeur avait glissé. Elle était devenue vide. Comme si même le silence n’osait plus la toucher. Il a reculé d’un pas. Elle a continué à tracer ses branches mortes.
Le lendemain, elle n’était plus là. Sa chaise vide. Son lit fait. Ses feutres rangés.
On lui a raconté qu’elle a été transférée. Dans le couloir, il a perçu une traînée fugace d’humidité et de vieille cendre, puis plus rien. Comme si l’air avait avalé sa mémoire.
– Tu prends bien tes médicaments ?
C’est comme un parfum ancien, légèrement sucré, avec une pointe d’herbe fraîche. Sa mère. Il la reconnaissait instantanément.
Il hoche la tête. Il ment. Il les glisse sous sa langue, puis les recrache dans le lavabo. Depuis qu’il a arrêté, les odeurs sont revenues. Le bois de son père. Le citron de sa sœur. Les gens qu’il aime.
– Ils sont là, je les sens encore.
– Ce n’est pas une bonne chose.
Mais l’odeur sèche et douce des copeaux taillés et la fraîcheur du citron étaient trop fortes pour qu’il les ignore.
Assise sur le bord du lit, elle lui caresse les cheveux comme quand il était petit. Elle sent le printemps. La pierre chaude après la pluie, les feuilles fraîches écrasées sous les pieds. Il respire son odeur. Soudain, il se fige. Quelque chose cloche. Pas un reste de cuisine, de bus, de pluie sur les vêtements. Elle ne sent pas le monde. Juste cette odeur figée, comme un souvenir encapsulé dans du verre.
Il tourne la tête vers la porte, l’infirmière passe dans le couloir mais ne jette pas un regard vers eux.
– Tu reviens quand ?
– Je suis toujours là.
Elle sourit. Elle a ce regard doux et lointain.
Il renifle doucement l’espace entre eux. Et cette fois, il devine quelque chose d’autre, un silence humide. Un silence fleuri. Un silence qui a cessé de respirer. Il ferme les yeux.
Puis une étincelle. Une odeur de plastique noir et de cuivre surchauffé. Il se réveille en sursaut. Pas ici. Là-bas. Chez eux. Dans la maison. Il court. Il crie. Il tousse. L’air est épais, irrespirable, plein de choses mortes.
Il inhale le citron. Sa sœur. Mais c’est un citron brûlé, une acidité amère, trop vive.
Puis le bois. Pas celui, doux, des copeaux de l’atelier de son père. Un bois noirci, carbonisé, qui craque et s’effondre. Il hurle. Quelqu’un crie son prénom. Son père, peut-être.
Une silhouette dans la fumée. Puis une autre, plus petite.
Et tout à coup, plus rien. Juste l’odeur du tissu mouillé qui prend feu, le vernis qui cloque, les épices dans un placard qui explosent en parfums trop vifs. Une dernière image : le plafond qui s’ouvre comme une bouche noire. Puis un silence. Un silence brûlé.
Et au cœur de tout cela, une odeur primitive, presque animale, quelque chose de vivant qui meurt ou de mort qui lutte encore.
Il se réveille dans un lit trop froid. Il a du mal à respirer.
Ce n’est pas la fumée. Il est dans l’institut. Il flaire un parfum sucré, vague, distant.
Il se redresse d’un coup. Il se souvient. Le feu. L’incendie. Ses parents.
Il a toujours ignoré l’odeur de la mort. Il prend une profonde inspiration.
La senteur est encore là. Comme un dernier souffle de vie avant que tout disparaisse.
Il se lève précipitamment. Tout a changé. Au bout du couloir, l’infirmière passe, immobile.
Elle le regarde sans vraiment le voir.
Dans la salle commune, les patients sont là, mais absents. Il n’y a ni bruits de respiration, ni mouvements de corps. Juste des ombres figées dans un cadre. Le silence règne. Un silence qui étouffe.
Il regarde l’infirmière.
– Je crois que je suis en train de disparaître !
– Tu es en train de rentrer chez toi.
Les murs de l’institut semblent se refermer sur lui, comme un cercueil ouvert. Il a encore cette sensation, cette odeur d’avant, du bois et du citron. Mais maintenant, il y a aussi l’odeur de l’absence.
Il l’a devinée avant de l’entendre arriver. D’abord, une note douce, presque absente. Rien de citron, rien de bois, ni de printemps. Juste du vide.
– Bonjour maman.
Elle s’assoit près de lui. Elle ne sent rien. Il fronce les sourcils. C’est comme si elle portait un manteau fait de néant. Il respire sa mère, doucement, comme un animal qui doute. Toujours rien. Même ses cheveux ne sentent pas la pluie.
– Tu es venue seule ?
Elle le regarde avec tendresse.
– Mais tu sais bien, mon amour. Il n’y a plus que moi.
Il se fige. D’habitude elle dit “ton père et ta sœur sont à la maison” même si elle n’y allait plus jamais.
– Tu crois que je suis encore là, mais tout ce qui reste de moi, c’est l’odeur de ce qui ne vit plus.
Il s’aperçoit que l’air autour d’elle est plus dense, comme si quelque chose d’invisible l’enveloppe.
– Maman, je ne les sens plus. Je ne sens plus l’odeur du feu.
Elle l’observe, son regard empli de tendresse.
– C’est normal. Le feu est parti. Ils sont partis.
Il a un frisson. Elle semble regarder ailleurs, de l’autre côté, celui qu’il ne peut encore comprendre.
Autour de lui, tout est figé, mais pas tout à fait. Il y a des restes, des traces invisibles laissées par les autres. Un souffle dans l’air, une odeur pâle comme la cire, qui flotte encore dans chaque recoin de cette pièce. Des résidus. Tout ce qu’ils avaient laissé derrière.
Il comprend. Les morts ne sont plus ici, mais il les sent. Ils laissent des traces. Pas de fantômes. Pas de spectres. Juste des traces. Des marques biologiques, des corps sans vie qui continuent d’imprimer leur passage dans l’air, dans l’espace.
Il marche jusqu’à la fenêtre. La lumière du dehors est si calme, si parfaitement figée, qu’il en ressent un malaise. Il renifle l’air, espérant y percevoir une trace, quelque chose à classer. Mais rien.
Comme s’il était encore un déchet biologique qui n’a pas compris que tout est fini.
Sa mère est là, sans être là. Dernier résidu. Elle sourit tristement.
– Tu n’es pas malade, tu n’es pas fou. C’est juste ton moment.
Il cherche encore son parfum. Il cherche l’odeur des champs, des fleurs, du printemps, mais elle commence à s’estomper.
– Tu es déjà parti, mon chéri.
Ses mots tombent comme des pierres dans un lac calme. Il ressent un vide soudain, comme un abîme sans fond. La pièce, la lumière, le monde autour de lui, tout est comme un écho. Un souvenir suspendu dans l’air.
– Depuis quand ?
– Depuis le feu, mon amour. Depuis cette nuit-là.
Le citron. Le bois. L’odeur du feu. Il comprend. La maison. L’explosion. Le bruit étouffé dans sa mémoire.
Il inspire une dernière fois. Une sensation lui parvient, très douce. Une odeur de pluie éteinte, de bois froid, de citron effacé, de silence. Et l’odeur du silence se fait de plus en plus forte. La fin est là, inéluctable. Il n’est plus dans l’institut. Il n’a jamais été là, dans cette pièce. Il a juste vécu à travers une odeur.
Il marche vers sa mère.
Et ils disparaissent.
Laisser un commentaire