Les mots que je n’ai jamais écrits

de Caroline Erissia

Nouvelle lauréate du concours Place aux Nouvelles 2025

© Caroline Erissia

– – –

Je n’ai pas tout corrigé cette année.

Il restait une rédaction. Froissée, incomplète, au fond de la pile.
Pas de titre. Juste une phrase suspendue, une idée laissée à vif.
L’encre était légèrement baveuse, comme si le stylo avait hésité. Ou pleuré.

Je savais de qui elle venait.
Il n’y avait que Manon pour écrire “solitude” avec deux t — et pourtant la faire résonner juste.

Elle s’est jetée du troisième étage, un mardi à 10h42.
Dans la cour du collège.
Pendant mon heure de cours.
On a entendu un cri. Puis plus rien. Puis les cris des autres.

Depuis, on ne parle plus d’elle qu’à voix basse, comme si son prénom brûlait les lèvres.
Elle est devenue “l’élève”, “la petite”, “celle du drame”.

Je suis restée plus longtemps que d’habitude en salle des profs ce matin-là.
Personne ne parlait d’elle. Ou plutôt : tout le monde évitait de prononcer son nom.

Il y avait du café tiède, des biscuits secs sur la table, des copies à corriger.
Comme un jour normal.
Mais il y avait ce vide. Cette chaise toujours libre, près du radiateur.
Elle s’y asseyait parfois pendant les heures d’étude, quand il faisait trop froid dehors.

J’ai surpris deux collègues chuchoter. L’un d’eux a dit :
— On aurait dû voir quelque chose, non ?

Et l’autre a haussé les épaules.
— Oh, tu sais, à cet âge, ils dramatisent tous…

J’ai eu envie de hurler.
Mais je me suis tue.
Comme toujours.

Je suis restée plusieurs jours sans oser toucher à sa copie.
Elle dormait là, sur mon bureau, entre deux piles d’interros corrigées.
Chaque fois que je posais les yeux dessus, je sentais mon estomac se contracter.
Pas par peur de ce que j’y trouverais, non. Par honte de ne pas l’avoir vue venir.

Je me souvenais de son silence plus que de sa voix.
Elle parlait peu, Manon. Mais elle écrivait.
Toujours dans les marges. Toujours en trop petit.

Un jour, elle m’avait demandé si les héros dans les romans souffraient en silence, eux aussi.
J’avais souri. J’avais dit oui.
Mais je n’avais pas compris que c’était une question sérieuse.

J’aurais dû creuser.
J’aurais dû lui poser une question en retour.

Pas quand elle restait après le cours.
Pas quand elle baissait les yeux au moment de rendre sa copie.
J’ai vu. Mais pas assez. Ou trop tard.
J’ai cru qu’elle finirait par aller mieux. Qu’elle exagérait peut-être.
A cet âge-là, on pense plus au passage à l’acte qu’on ne le fait vraiment.
Et maintenant, chaque ligne de son devoir me colle aux doigts comme une brûlure.
Je relis, je relis, et je me demande : pourquoi n’ai-je rien dit ? Pourquoi n’ai-je rien fait ?
Je vais la lire. Jusqu’au bout. Même si elle s’arrête trop tôt.
Et je vais y glisser ce que j’aurais dû lui dire.

Mais moi, je garde sa copie.

Et ce soir, je vais faire ce que je n’ai pas osé.
Ce que je n’ai jamais écrit.

Manon,
Tu n’as pas terminé ta rédaction.

Mais j’ai lu chaque mot comme on lit une confidence laissée sur un bord de table.
Tu écrivais : “Je me demande parfois si je m’effaçais, si quelqu’un remarquerait.”

Alors je veux te répondre.
Oui. Moi.
Je t’ai vue.

Je t’ai vue le jour où tu as laissé tomber ton stylo exprès, juste pour éviter un regard.
Je t’ai vue rire trop fort à une blague que tu n’avais pas comprise.
Je t’ai vue chercher un regard, n’importe lequel, pour t’ancrer un peu.

Je t’ai vue aussi les jours de pluie.
Assise seule sous le préau, à dessiner des cercles avec le bout de ta chaussure.
Je me disais que tu étais “réservée”. C’est le mot qu’on emploie quand on ne veut pas dire “seule”.

Tu étais là. Entière. Silencieuse. Lourde d’absences.
Et moi, je continuais mon cours.
Je distribuais des notes. Je rendais des copies.
Je faisais ce qu’on attend d’un professeur.

Mais ce qu’on attend de nous, parfois, ce n’est pas assez.

Je t’ai entendue aussi.
Quand tu parlais en esquivant.
Quand tu écrivais en t’excusant.
Quand tu disais « ce n’est pas grave », alors que tout l’était.

J’aurais dû le dire plus tôt.
J’aurais dû t’écrire avant.
Pas sur le bulletin. Pas dans un commentaire de marge. Mais comme ça.
Simplement. Humainement.

Tu existes.
Tu n’es pas invisible.
Et tu n’es pas seule.

Tu n’es pas ton silence.
Tu n’es pas ton saut.
Tu es encore là, quelque part, dans un lit d’hôpital, peut-être dans un rêve, peut-être dans le flou.
Et je suis là aussi.
À t’écrire ces mots que je n’ai jamais osé te dire en classe.

Si un jour tu reviens, je te rendrai ta copie.
Et j’y glisserai cette lettre.
Pas pour corriger.
Juste pour te dire que tu comptes.

Toujours.

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