Le Feu
de Noémie Charcosset
du collège Pierre Flamens de Castelsarrasin
Lauréate du prix Jeunesse Faction Place aux Nouvelles 2024
dans la catégorie classe de 3ème
© Noémie Charcosset
C’était la maison d’en face.
Une jolie bâtisse bordée par une pelouse impeccable, avec son porche joliment décoré. Elle avait cet air innocent d’une demeure de banlieue sans histoire. Qu’est-ce qu’elles pouvaient être sournoises, parfois, ces maisons! Je la voyais tous les jours depuis dix-sept ans, au fur et à mesure que les locataires se succédaient. Cela faisait quelques années que c’était John, une connaissance de ma mère, qui en sortait tous les matins, suivi de près par sa fille Élise, que je voyais au lycée.
La maison d’en face, ma mère en était l’heureuse propriétaire. Quelle joie de savoir que son ami l’entretenait si bien!
John, il n’était pas très loquace, et sa fille semblait avoir hérité de ce trait de caractère.
Elle avait toujours l’air un peu ailleurs, comme si elle luttait pour ne pas se noyer au fond de ses pensées. Élise, c’était l’eau, c’était la douceur et la légèreté d’une onde pure. C’était celle qui vous glissait entre les doigts paisiblement, qui éclaboussait votre pensée comme une goutte de pluie fine. C’était la fille qui faisait battre mon cœur d’un amour tendre. On la remarquait peu, avec sa petite voix fluette et sa silhouette toute frêle. Du haut de ses seize ans, on aurait dit une fillette. Moi seul savait qu’elle était loin d’en être une. Elle avait lu plus de livres que mes deux parents réunis en cinquante ans d’existence, et elle faisait toujours preuve d’une gentillesse extrême. J’étais le seul à voir ça, depuis ma fenêtre qui donnait sur la sienne, où sur ma chaise à la cafétéria du lycée. Cela ne semblait pas déranger mes parents qu’elle ne vienne pas, tout comme sa mère, nous rendre visite avec John. Cela ne leur paraissait pas étrange que je doive lui passer des piles de livres entières en cachette au lycée. Mais moi, oui, cela me dérangeait. C’était une drôle de fausse note dans la mélodie parfaite de nos deux familles, quand même.
C’était dans la maison d’en face, où un soir, la lumière ne s’est pas allumée dans la chambre d’Élise. Ni les deux jours qui ont suivi. Je ne la voyais plus au lycée, comme si elle s’était évaporée. À chaque fois que je regardais par la fenêtre, mon cœur était étreint par une angoisse incontrôlable tandis que des frissons me parcouraient l’échine. Je ne pouvais plus détourner mes yeux de cette vitre à laquelle ma vie semblait s’accrocher. Parce qu’au fond, j’avais toujours su que ces murs au crépi sans accroc et ces balcons fleuris étaient trop éblouissants pour ne pas dissimuler quelque chose de plus sombre à l’intérieur. Élise avait toujours eu cet air maladif et sa mère le regard accablé d’une femme qui souffre en silence. Mais c’est le genre de chose que l’on refuse de voir, comme si à l’approche dangereuse des falaises du malheur, on préférait se crever les yeux. Pourtant cela n’empêchait pas de sombrer.
Cela faisait trois jours. Trois jours sans signe de vie de ma bien aimée, trois jours sans sommeil.
À force de me retourner sous mes couvertures, j’ai décidé d’allumer ma petite lampe de chevet, et j’ai contemplé la bibliothèque qui me faisait face. Une montagne de livres que j’avais récupérés par-ci par-là, certains que j’avais lus, d’autres que j’avais directement prêtés à Élise. Derrière une tasse de café à moitié vide sur le bureau, j’ai distingué une pile de livres, les derniers que je lui avais passés. Je m’en suis saisi, lisant sur leur tranche des titres tels que Mansfield Park et Emma de Jane Austen, et c’est là que je l’ai vu. Un carnet à la couverture fine, en cuir bleu marine, fermé par une lanière noire. Mes mains se sont soudainement mises à trembler. J’avais l’impression de tenir Élise toute entière entre mes mains, et enfin, elle ne pouvait plus se défiler. J’ai caressé la couverture du bout des doigts avant de l’ouvrir délicatement, l’appréhension parcourant mon corps. Qu’allais-je trouver dans ce cahier? Que m’avait-elle transmis, et pourquoi à moi?
«En laissant ce carnet entre tes mains, c’est ma vie que je te confie», y avait-il écrit sur la première page. Ces mots, inscrits au stylo plume, ont arrêté mon cœur l’espace d’un instant.
Respire, ai-je murmuré pour moi-même.
Je me suis replongé dans le carnet, et la douce voix fluette d’Élise m’a emporté avec elle.
«Ça a commencé quand j’étais petite», avait-t-elle écrit. «Je ne sais même plus, car j’ai l’impression que cela fait mille ans. Au début, c’était quand je faisais une bêtise. Parce qu’il pensait qu’une claque ça pouvait réparer un verre brisé. Ça dépendait de son humeur, et de combien de verres il s’était enfilé en rentrant du travail. Puis il a fini par lever la main sur moi n’importe quand, pour n’importe quoi. « Il », c’est mon père. L’homme qui m’a donné la vie pour la transformer en enfer. L’homme qui a épousé ma mère pour qu’elle assiste à ces scènes, impuissante. Et en vérité, c’est elle qui souffre plus que moi. Parce que voir les coups, ça fait plus mal que de les subir. On sait ce qu’il se passe, et on ne peut rien faire. On n’a qu’à attendre que le sang s’arrête de couler, que les hématomes se résorbent, que les plaies se referment, et c’est fini. Alors que les cris, les pleurs qui parcourent un visage déformé par la douleur, ils résonnent en vous pour toujours. Il n’y pas de bouton pause pour ça, ce n’est pas comme la vie. Mon père a le doigt constamment au-dessus de cette touche arrêt, en oubliant que c’est aussi lui qui a appuyé sur « marche ». Cela fait des années que j’ai compris ça : un jour, il lui faudra avoir ma vie entre ses mains. Mais hier, je l’ai senti. J’ai cru qu’il allait vraiment me tuer. Et en quelque sorte, ça m’a soulagée, de savoir ça, parce que s’il peut m’infliger cette souffrance qui paraît infinie, il peut aussi me l’ôter. Ça serait tellement plus facile, finalement, si je pouvais mourir. Je n’aurais plus à revivre tout ça à nouveau. Mais j’ai peur, Julian, je ne peux plus me défaire de cette peur qui m’étreint la gorge, maintenant. Et si je dois mourir, je ne veux plus que cela soit sous ses coups. Il risque de recommencer ce soir, alors je t’en supplie, fais quelque chose, ou c’est moi qui vais finir par le tuer! Quelle triste fin que celle d’un homme qui n’a pas compris que les coups, ça brise les gens comme du verre. Désolée. Élise.»
Je fixais ces mots, noyés par les larmes qui abondaient sous mes paupières avant de dévaler mes joues. Je ne cherchais pas à les sécher tandis que mes mains tremblantes s’agrippaient à la couverture du carnet, comme si j’avais peur qu’il m’échappe. Parce qu’au fond, je savais que Elise, elle m’avait déjà échappée. Cette pensée m’a envahi alors que je ne contrôlais plus les battements affolés de mon cœur et le flot de mes larmes. À quoi bon, de toute manière, quand on savait que l’on avait été aveugle face à la souffrance de quelqu’un tant d’années? A quoi cela sert de se dire que tout ira bien, alors qu’une jeune fille est peut-être en train de céder sous les coups de son père? Comment n’avais-je pu rien voir de tout ça, comment cela ne m’avait-il pas traversé l’esprit? Tout ça parce que John était l’ami de ma mère, qu’il avait l’air bien sous tout rapport et qu’il habitait une maison impeccable. Ce n’est qu’un jeu d’apparences. Qu’est-ce que l’on peut être stupides, nous les hommes, à ne croire que ce que l’on voit, et ne pas aller chercher plus loin que le bout de notre nez! Nous voulons tellement que tout soit beau, lisse et brillant, que nous nous voilons la face sur ce qui ne l’est pas. C’est bien plus facile que de surmonter les épreuves. Voilà comment Élise est passée pour une jeune fille renfermée et timide, alors que toute son âme criait silencieusement de douleur. Et si j’avais vraiment essayé de l’aider, j’aurais compris ce qui se passait entre les murs de cette maison.
Là, bien en sécurité dans le lit que mes parents aimants m’avaient acheté, je ne pouvais qu’être rongé par la culpabilité et le regret, ces charognards qui dévorent la carcasse de votre tristesse jusqu’à l’os, sans rien laisser.
Le lendemain matin, je me suis traîné jusqu’à la cuisine, sonné, à cause du manque de sommeil combiné au choc. Je me détestais d’être dans cet état alors que ce n’était pas moi qui prenais les coups depuis des années. Mais cette nuit, c’était un peu comme si je les avais subis avec elle.
– Tu as l’air patraque, tu es sûr que ça va? m’a demandé ma mère.
– Oui, t’inquiète, l’ai-je rassurée de ma voix la plus calme possible.
Elle a posé sa tasse de café sur l’îlot central en soupirant, avant de se retourner vers l’écran de la télévision.
On ne pouvait pas continuer comme si de rien n’était. Je devais faire quelque chose. S’il était encore temps.
– Je n’ai pas vu Élise au lycée cette semaine ça m’inquiète, ai-je lâché de but en blanc. Tu as des nouvelles?
– Elle doit être malade, a supposé ma mère en se retournant vers moi. Nicole va chez ses parents pour le week-end. Ils songent à se rapprocher d’eux, on va peut-être devoir trouver de nouveaux locataires.
J’ai eu l’impression que ces mots m’avaient poussé dans une rivière d’eau glacée.
Ils allaient partir. Ils allaient me l’enlever. Non. Non. Cela ne pouvait être possible. Je n’avais pas trouvé ce journal trop tard, déjà. J’avais failli à la protéger, et cela m’a tordu le ventre. Cette pensée bouillonnait en moi comme dans une cocotte-minute chauffée au feu de ma colère. J’ai jeté mon sac sur mon dos et me suis dépêché de sortir, pour me calmer. J’ai ignoré la voix de ma mère, agrippée à la barrière devant le porche, qui m’implorait de venir récupérer mon déjeuner. Qu’est-ce que ça pouvait faire, de toute manière? Manger n’allait pas éteindre le feu qui s’était allumé au fond de moi.
J’ai regardé cette stupide maison et ses murs gris, de loin, et d’un coup, elle n’était plus belle du tout. Elle avait bien caché son jeu, cette demeure aux airs paisibles et charmants. Elle avait abrité un monstre, pendant toutes ces années, sans un mot. Alors que je la regardais avec dégoût, en vérifiant la présence de sa clef dans ma poche, j’ai pensé: maintenant, c’est elle qui va me voir.
C’est le lendemain soir, seulement, que j’ai posé un pied sur le perron de la maison de John. Un pied, puis deux. Et soudain, il n’y avait plus de retour en arrière possible. J’étais de l’autre côté de la route, maintenant. Le côté sombre de l’histoire, où un homme se croit permis de détruire la vie d’une jeune fille. Sa fille, bon sang. Et je pouvais lutter de toutes mes forces, essayer de garder espoir, je savais que je ne verrais plus Élise à sa fenêtre le soir.
Le plancher a grincé sous mes pieds, en écho à mon cœur qui se craquelait.
Soigneusement, j’ai fermé la porte derrière moi, abandonnant le monde extérieur pour pénétrer dans l’antre du diable. Je me suis forcé à respirer, la gorge serrée, mais cela n’a fait qu’attiser la flamme qui dansait en moi.
Une atmosphère glaciaire régnait entre les murs du couloir, dénués de toute décoration ou même de photos. En entrant dans le salon, j’ai vu une enfilade de bouteilles posées sur une commode, seule touche de couleur dans cette pièce fade et endormie. Le temps avait l’air de s’être arrêté dans cette demeure. Comme si son cœur avait cessé de battre à l’unisson avec celui d’Élise.
Elle était là, étendue sur le tapis.
J’ai cligné des yeux, encore, pour m’assurer qu’elle allait finir par ouvrir les siens. Mais non, il n’y avait plus d’espoir. Il n’y avait plus la moindre once de vie sur ce visage d’ange à la peau diaphane. Qu’est-ce que j’aurais aimé revoir ses yeux océan, une dernière fois! Parce que quand c’est la dernière fois, on ne le sait jamais. On ne le sait que quand on regrette de ne pas avoir savouré cet ultime moment, qu’on a déjà oublié. Pourquoi accorde-t-on de l’importance à ces choses lorsqu’il est trop tard? Pourquoi essaie-t-on de sauver le condamné, d’implorer le défunt de revenir à la vie, de raisonner celui qui est déjà devenu fou? Et surtout, pourquoi sommes-nous capables d’ôter la vie d’une jeune fille innocente avec une vulgaire batte de baseball?
Ô, Élise, toi qui étais l’eau, toi qui étais l’onde fuyante et claire, j’aurais dû fermer mes mains, essayer de retenir toutes les petites gouttes. Aujourd’hui, tu ne serais pas dans les nuages, et moi en proie à un incendie!
Je l’ai contemplée encore un instant, les yeux secs comme le désert. Il n’y avait pas assez de tristesse en moi pour déplorer cette vision. Mes yeux se sont posés sur la batte de baseball, que j’ai ramassée. Combien de coups avait-elle donné? Cinq? Dix?
Un morceau de tissu qui dépassait de derrière le canapé a soudain attiré mon attention. J’ai lâché la batte qui est retombée dans un bruit sourd, et je me suis dirigé dans ce coin sombre de la pièce. Et c’est là, mon Dieu, que je l’ai vu. J’ai vu son visage maculé de sang, déformé par une expression indescriptible.
John.
Il avait encore l’air de se débattre avec la mort, comme s’il refusait qu’elle lui prenne son âme. Mais si seulement il en avait une, elle l’avait déjà quitté depuis longtemps.
Je l’ai tiré jusqu’au milieu de la pièce, en le maintenant assez loin de sa fille, et je les ai regardés, à nouveau. Voilà que cette maison était le cercueil de non pas un, mais deux cadavres. Une victime de de son père, l’autre de la vengeance. Cette vengeance qui avait dû hanter, ronger, consumer, la pauvre Nicole pendant tant d’années, alors qu’elle seule était la spectatrice de la tragédie en train de se jouer entre ces murs. Il fallait bien, un jour, que cette rage enflamme tout.
J’avais fait tout ce qui était dans mon pouvoir, désormais. Ceux qui devaient tuer ont tué, alors ceux qui devaient mourir sont morts. Mais ce qui avait à brûler était encore intact.
Alors j’ai saisi le paquet d’allumettes sur la commode, j’en ai craqué une, l’ai balancée dans les rideaux, et pour la deuxième fois, j’ai dévalé les marches de perron, comme le soir précédent.
C’était mon rôle, à moi. C’était mon rôle de me saisir de cette batte de baseball encore ensanglantée pour la retourner contre John, la veille. Pour qu’il voie enfin ce que cela fait, de sentir ses os se briser, de voir sa vie défiler avant s’envoler, sans rien laisser. Je l’avais rempli ce rôle, mais qu’à moitié. C’est pour ça que j’étais revenu. Afin de clore le dernier acte de ce drame.
Parce que moi, j’étais le feu, j’étais la flamme instable et dangereuse. J’étais le brasier dansant qui rugit, l’incendie toujours plus dévastateur quand on l’attise. Et bientôt, la maison d’en face serait réduite en cendres, alors que je la contemplais, fulminant dans la nuit.
Quand il n’y a plus d’eau, le feu inextinguible ne peut que s’élever.
Une nouvelle telle que je les adore…
Directe, puissante et qui force à la réflexion !
Superbe !
Très belle nouvelle !