Eloge funèbre pour Ethan
de Lisa Ruellan
Premier prix du concours Place aux Nouvelles 2025
© Lisa Ruellan
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– Ne l’oubliez pas, car lui ne vous oubliera jamais.
Pablo fait un pas en arrière et retourne s’asseoir. Il n’y a pas d’applaudissements, ce serait déplacé. Je sens la sueur couler sur mon front, je suis le suivant. Je me tourne vers mon voisin. Léo et moi sommes les deux derniers intervenants, et il ne semble pas plus enthousiaste que moi à l’idée d’affronter cette épreuve. Aucune échappatoire n’est possible, j’en ai bien peur. Tous les regards convergent vers moi, me pressant de me conformer aux attentes dictées par la situation, autrement dit que je me lève, que je fasse face à l’auditoire et que je prononce avec émotion, sans pour autant perdre contenance, mon texte dûment écrit à l’avance. J’obtempère, que puis-je faire d’autre après tout ? Je me tiens droit, je me garde bien de croiser le regard de quiconque, surtout pas celui de cette personne qui n’a eu de cesse de me dévisager depuis le début de ces deux interminables heures. Je ne suis pas encore prêt, mais qu’importe, jamais personne ne peut être prêt pour ce genre de choses de toute façon. Je délivre et je me livre, ainsi que cela est attendu de moi.
– Avez-vous déjà songé à ce qui sera dit de vous après votre mort ? Personne n’y pense jamais. Nous, les humains, n’aimons pas penser ni parler de la mort, dans une quasi crainte de la voir arriver. Un jour, pourtant, on y est contraint. Ce jour, c’est aujourd’hui. Je suis venu vous parler d’Ethan. Si nous sommes tous réunis ici pour pleurer sa mort, je souhaite avant tout me souvenir de la personne qu’il était et célébrer sa vie. J’ai entendu plusieurs d’entre vous évoquer les accomplissements et les compétences, et bien que nous soyons tous fiers de nos réalisations, à la fin de notre vie, celles-ci peuvent se révéler moins importantes que les vertus et le tempérament de la personne que nous étions, les relations que nous avons entretenues et le style de vie que nous avons vécu. De là, je me suis posé la question : que dire d’Ethan ? Quel souvenir gardera-t-on de lui ? Il convient, je crois, de commencer simplement. Monsieur Delestre était pour les formalités ; Ethan était le nom qu’on lui donnait habituellement dans le cadre de sa vie quotidienne ; Ethaniel était son vrai prénom ; Ethan était son nom informel le plus courant ; Ethaniel François Delestre fut souvent prononcé avec sévérité par sa mère durant son adolescence, et parfois au cours de sa vie d’adulte, quand elle estimait qu’il avait fait quelque chose de mal ; Ethaniel François Delestre figurait également sur les papiers de son divorce, un mariage dont il savait qu’il prendrait fin au moment où il s’y engageait ; Ethanol était le surnom que ses camarades de classe lui ont donné au collège après qu’il ait mis le feu à une mèche de cheveux de sa binôme pendant un cours de science ; Nathaniel figurait sur la liste des prénoms que son père voulait lui donner, lui qui avait toujours jugé la sonorité agréable et qui s’en servait pour se venger de son épouse qui n’avait pas tenu compte de son avis ; Meta fut utilisé à diverses occasions, peut-être parce qu’il croyait encore qu’écrire des lettres et des cartes postales était une activité à la mode ; Edna lui avait été affectueusement donné par sa sœur – et par affectueusement j’entends bien sûr moqueusement – qui mettait un point d’honneur à l’utiliser aussi souvent qu’elle le pouvait, pour entretenir leur lien affectif privilégié, celui que seuls les frères et sœurs partagent ; Etty résonnait presque comme une poésie, certainement parce qu’une seule personne seulement l’appelait ainsi, et certainement parce que c’est cette même personne à qui il n’a jamais pu dire combien il l’aimait. Ces noms vous disent peut-être tout ce que vous avez besoin de savoir sur lui, mais j’espère que vous souhaitez en savoir plus. Né dans le nord de la France, ce petit brun aux yeux gris était aussi impétueux qu’un orage. Dès qu’il a pu ramper, il a voulu marcher, dès qu’il a pu marcher, il a voulu courir et, une fois qu’il a commencé à courir, il ne s’est plus jamais vraiment arrêté. J’entends, au sens propre comme au sens figuré. Pour les mères, il n’y a pas beaucoup de médailles qui sont décernées pour leur bon comportement maternel, mais il y en a beaucoup qui sont méritées. Ethan n’était pas un enfant facile à élever, à comprendre ou même à aimer, mais elle a réussi à faire tout cela, et ce, tout en donnant l’impression que c’était la chose la plus facile au monde. C’est ce que font toutes les bonnes mères, et Ethan en a eu une merveilleuse. Était-il un bon fils ? Je dis qu’il aurait pu être meilleur. Mais il a fait de son mieux dans la mesure de ce qu’il pouvait et cela devrait compter pour quelque chose. Pour ceux d’entre vous qui l’ont connu durant son adolescence, vous ne l’avez pas vraiment connu. Après le décès de son père, Ethan était en colère, en colère contre tout et tout le monde. Les années qui ont suivi ont été difficiles. Il n’était plus le garçon joyeux et plein d’entrain qu’il avait été. Il essayait simplement de s’intégrer, d’être aimé et admiré par les autres, afin de ne plus jamais connaître le sentiment de solitude qu’il avait ressenti à la mort de son père. C’est une période dont Ethan parlait peu, je pense qu’il en avait honte. Pour autant, la vie se poursuit et, tout comme la joie est éphémère, les chagrins guérissent. Ethan a eu le courage de se relever. Pour lui, tout a changé quand il est entré au lycée, tout a changé quand il l’a rencontré. Un intérêt s’est manifesté dès le premier regard, une amitié est née dès la première rencontre et leur amour a duré pour toujours. Il évoquait le souvenir de cette époque avec une précision saisissante, comme si son corps et son esprit demeuraient imprégnés de la mémoire de ce qui fut… de l’homme qu’il avait aimé, désiré et finalement perdu. Par la suite, les choses n’ont plus été les mêmes, il n’a plus été le même. L’amour perdu affecte les âmes. Malgré tout, il a été présent, coûte que coûte, pour sa famille, ses amis, ses collègues, pour les personnes qu’il a rencontrées lors de moments éphémères. Il avait cette capacité incroyable de transformer un événement triste en une expérience puissante et enrichissante. Il laisse derrière lui l’amour, le rire et la joie de vivre. Il laisse une empreinte de sa vulnérabilité, de son désarroi et de ses faiblesses les plus humaines. Parce que Ethan était sensible et attentionné. Ce qu’il a laissé, ce sont aussi des paroles non exprimées, des secrets inavoués et des sentiments non confessés. Parce que Ethan était également un lâche. Il a fait des choix plus proches de la personne qu’il ne voulait pas être que de celle qu’il était vraiment, de cet être magnifique qui vivait au fond de lui, si profondément enfoui sur la fin de sa vie que personne, pas même lui, ne le connaissait plus. À un moment donné de sa vie, il s’est retrouvé piégé, accablé par le souvenir d’une ancienne version de la personne qu’il était et qu’il ne pouvait plus être. Il s’est accroché à son passé, à ce qui aurait pu être, au point que le reste de sa vie fut marqué par son incapacité à se réaliser. Il a opté pour la sécurité et la facilité, il s’inquiétait de ce que les gens disaient ou pensaient de lui, il s’en souciait tellement, tellement plus que de vivre selon ses désirs les plus profonds. Il s’est consacré à soigner les apparences, il s’est plié aux pressions extérieures et aux attentes de la société et n’a pas vécu sa vie comme il le souhaitait vraiment. Tout cela n’a été qu’une perte de temps, de potentiel et d’énergie. Après tout, maintenant qu’il est mort, nous qui l’aimons, nous soucions-nous vraiment du corps, de la maison, du travail et de la voiture qu’il avait ? Pour ma part, je m’en moque éperdument. Jamais Ethan ne s’est excusé d’avoir manqué de courage, jamais il ne se l’est pardonné. Pourtant, je sais qu’il a fait de son mieux, même s’il n’a pas été à la hauteur. La vie peut parfois être très douloureuse, mais elle continue envers et contre tout. C’est désormais à nous, les vivants, d’y trouver un sens.
J’ai terminé. J’ai la bouche pâteuse, la tête embrumée et les genoux tremblants. Je n’ose regarder personne.
– Merci, Ethan, c’était… Enfin, tu peux retourner t’asseoir.
Je tourne la tête vers mon professeur de français. Je n’arrive pas à déchiffrer son expression. Il me fait l’impression de quelqu’un planté au beau milieu de l’océan, à mi-chemin entre deux rives, et qui n’arrive pas à décider de la direction à prendre. Je suppose que nous nous sentons tous comme ça la plupart du temps, c’est mon cas du moins.
– Leo, c’est ton tour.
En m’avançant dans les rangées de tables pour rejoindre ma place, je me galvanise avec le courage que j’ai accumulé en prononçant mon allocution pour croiser son regard, celui-là même que je redoute le plus. Si je fais face, ce n’est pas son cas. Son menton est baissé, son regard est fuyant et ses joues sont rougies par l’embarras. Il feint être concentré sur une page de son cahier, mais je sais que c’est faux car il n’y a rien écrit dessus. J’aimerais qu’il comprenne. Lorsque je passe près de lui, ses doigts effleurent les miens de manière fugace mais tendre, et à ce moment-là, je sais, je sais qu’il a compris. Que ce bref éloge funèbre soit une leçon de conduite pour ma vie. Les choses peuvent changer, si l’on est prêt à faire face à l’effort et à l’inconfort que ce changement implique. Le prochain éloge funèbre écrit à mon sujet sera différent, car je vivrai différemment.
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