de Manu Causse

Sélection Prix Jeunesse – Lauzerte 2013

Je hais le cinéma.

Jamais accroché. Je me fous des images, des dialogues, de la musique. C’est rien, pas réel. Du rêve contrefait. L’imitation boiteuse de la vraie vie.

Malgré ça, je suis comme tout le monde. J’aime bien le bruit, les effets spéciaux, l’action qui décoiffe. Une fois tous les cinq ou six mois, un bon gros truc américain en bouffant du popcorn dans une salle géante, je peux comprendre. Mais le reste… Se taper des images en noir et blanc, avec les sous-titres, les plans qui durent plus d’une minute, les gens qui se regardent deux heures avant de s’embrasser… est-ce qu’un mec, sous prétexte qu’il fabrique des images, a le droit de me gonfler avec sa vie, ses angoisses, ses histoires de cul ? Est-ce que je vais au cinéma pour réfléchir ? Pitié. Quand j’ai envie de réfléchir, je m’assieds chez moi, je mets un disque, et je regarde par la fenêtre.

C’est incroyable ce que ça amène, comme sensations, un champ de blé immobile. Les minuscules variations de la lumière. Les ondoiements de l’horizon. Les odeurs. Les vibrations – t’en as déjà senti, des vibrations, au ciné, à part celles des haut-parleurs quand l’immeuble explose ?

Et puis je m’en fous, de réfléchir. Je veux juste être tranquille. En ce moment, quand je me mets à penser, ça revient toujours à des trucs tristes, genre divorce, genre vie ratée, genre mes gosses à trois cents bornes de moi… Un vrai scénario de film français.

Je déteste le cinéma.

Et pourtant ça fait six mois que je me tape toutes les sorties, et puis aussi les reprises, les salles d’art et d’essai, et même un ou deux festivals…

 

Ça a commencé le soir où je l’ai rencontrée. Il n’y avait que deux personnes dans le hall du ciné. Deux personnes et deux films. La Mort aux trousses et un film d’action – celui que j’étais venu voir.

Deux, pour une queue, c’est pas beaucoup ; mais comme la dame du guichet ne nous avait pas vu entrer – elle devait être quelque part dans les étages, à finir son repas ou à discuter – nous, en attendant, ben… on attendait.

J’étais derrière elle, et j’essayais de ne pas trop regarder son cul, de ne pas trop respirer son parfum – mais quand elle s’est retournée, j’ai rougi quand même. Putain qu’elle était belle. Comme une actrice. Des yeux noirs, des cheveux lisses, un nez droit comme une lame, des lèvres épaisses. Adjani en mieux.

Putain qu’elle était belle. Putain qu’elle était pas pour moi.

– Vous aussi, vous attendez pour La Mort aux trousses ?

Tu rigoles ? Rien que l’affiche, avec ses couleurs passées, me donnait envie de fuir. Sans parler du nombre de fois où il est passé sur la Une et où je me le suis tapé faute de mieux.

– Oui. Je veux le revoir depuis si longtemps…

Après tout, ça ou autre chose…

Dans la salle, j’ai hésité un moment : où m’installer ? Derrière elle, ça aurait fait voyeur ; sur la même rangée, ça aurait fait dragueur. J’ai fini par me mettre un rang devant elle, un peu décalé sur la droite pour la laisser pile face de l’écran. Et j’avais quand même son parfum dans les narines.

J’ai fermé les yeux.

 

Deux heures seize. Deux heures seize à me poser la même question, pendant que le guignol à l’écran se faisait saouler, accidenter de la route, canarder par un avion, promener en train et mener en bateau par une blonde, tirer dessus, suspendre dans le vide et autres improbables joyeusetés. Sérieux, quand c’est Bruce Willis ou Schwarzenegger qui survit à ça, ça paraît crédible, mais l’autre Gary ou Cary Machin, là, avec son costard et son brushing, je voyais pas trop…

Rien à foutre du film de toute façon. Ce que je me demandais, c’était ce que j’allais lui dire. J’ai essayé d’imaginer des scénarios, des dialogues, des répliques – mais au total, rien. Et pourtant, je n’allais pas la laisser partir. Pas plus que l’acteur ne lâchait la main de la fille sur le mont Rushmore.

 

On est sortis de la séance et je l’ai regardée en douce Elle lisait l’affiche dans le présentoir près de la caisse. Je me suis approché comme pour lire par-dessus son épaule. J’ai pensé que la peau de sa nuque devait être plus douce que la soie. Elle s’est un peu écartée. J’ai trouvé qu’elle ressemblait moins à Adjani et plus à la fille dans le film, en brune.

– Vous avez aimé ?

Elle a souri.

– J’ai aimé. Ça fait trois fois que je le vois cette semaine.

– Vous êtes obsessionnelle ?

– Si vous voulez. Sauf qu’en général, on appelle ça cinéphile.

– Ah…

Original, le « Ah ». Engageant et tout. On sent le mec concerné, qui a le sens de la répartie. Là, j’ai pensé à Cary Grant au début du film, tout benêt et tout pataud. La classe.

Mais très vite, la question de quoi dire ne s’est plus posée. Elle s’est mise à parler. De cinéma, bien sûr. C’était sa vie – en tous cas, quand elle ne travaillait pas. Un jour, quand elle aurait le temps, elle passerait peut-être une maîtrise de cinéma ou un truc comme ça ; en attendant, elle écrivait de petits articles, de petites analyses, comme ça, juste pour le plaisir. Ce soir-là, par exemple, elle avait revu La Mort aux trousses pour la troisième fois en une semaine parce qu’elle voulait vérifier un détail. Un problème de continuité entre un plan et le suivant – une histoire de voiture rouge qui suit le taxi de Roger Thornill, et qui devient verte au plan suivant.

J’étais interloqué – comment est-ce qu’on peut voir ça dans un film ?

Elle a ri et m’a parlé de ces sites internet où des passionnés recensent les erreurs des films les plus connus. Mais ce n’était pas ça qui l’intéressait.

– Ce qu’il y a d’étrange, dans ce film, c’est que la plupart des erreurs concernent directement les voitures ou les trains. Les transports, quoi – alors que le titre suggère justement un voyage. Vous avez remarqué, par exemple pour le train ?

Je n’avais pas la moindre idée de ce dont elle parlait.

– Quand il est dans le train avec Eva Marie Saint, vous n’avez pas remarqué la surimpression des champs-contre-champs ?

Du chinois. J’aurais bien voulu frimer, hocher la tête avec un air connaisseur, mais j’avais la certitude de ne pas pouvoir maintenir le bluff plus de quelques minutes. Et ce que j’avais en tête prendrait plus de quelques minutes.

Alors elle m’a tout expliqué. Depuis le début. Les cadrages, les plans, les séquences. Les champs-contrechamps. La scène du train, et la portée symbolique d’une image qui m’avait complètement échappé – une histoire de tunnel… Hitchcock et sa manie d’apparaître dans tous ses films, y compris celui où les personnages sont seuls sur un radeau d’un bout à l’autre. Hitchcock et les femmes, Hitchcock et la psychanalyse…

– Vous comprenez, je suis à peu près certaine que toutes les erreurs dans le film ne sont pas que des anecdotes. Qu’il y a autre chose derrière. Elles portent presque toutes sur les transports comme si, de façon plus ou moins consciente, Hitchcock cherchait à nous dire quelque chose de fondamental.

– Qu’il n’aimait pas voyager, peut-être ?

Ça l’a fait rire. Je ne pensais pas avoir été spécialement drôle, d’accord, mais l’entendre rire, ça m’a soudain donné envie de l’être… Alors, pris d’une inspiration, je lui ai demandé si elle avait envie de revoir le film, le lendemain, avec moi. Si elle voulait bien être mon Eddy Mitchell. En mieux, physiquement.

Elle a ri de nouveau.

Il n’y a qu’elle qui rit comme ça. On dirait que l’air autour d’elle devient plus fin, plus frais. Comme le vent au bord d’un ruisseau de montagne.

Il lui a fallu quatre battements de mon cœur pour répondre oui. Quatre battements de cœur, c’est super long, quand on compte.

Et donc, le lendemain soir, j’ai revu La Mort aux Trousses ; mais, avec elle dans le siège à côté, c’était un autre film. Un truc complètement explosé, détaillé, détaché. Plus d’histoire, plus de dialogue, mais une succession de plans, d’angles, de séquences, d’images, de couleurs, de sons… Le bordel. Le bordel complet.

J’avais l’impression de ne plus rien comprendre – encore pire que d’habitude.

Et ça ne s’arrêtait pas au film. Je faisais mon remix perso. En même temps qu’elle me soufflait des remarques prodigieusement intelligentes, en même temps que je hochais la tête comme si j’y avais compris quelque chose, je revoyais des morceaux de ma vie – tiens, le soir de la semaine dernière où je suis rentré chez moi bourré, on aurait dit Thornill dans sa voiture… et comment on fait pour qu’une femme vous regarde comme Eva Marie Saint regarde Cary Grant, hein ? … ah oui, c’est vrai que ce train qui entre dans le tunnel, ça me fait penser à quelque chose…

Et surtout, surtout, quand elle penchait la tête vers moi, je sentais son souffle, je sentais la proximité de sa peau ; et dans mon cœur, ça faisait comme quand on tombe.

 

En sortant du film, je lui ai dit que j’avais passé une excellente soirée. Que j’adorerais qu’elle m’appelle quand elle allait au cinéma.

Elle y allait au minimum deux ou trois fois par semaine. Elle m’a appelé presque à chaque fois, et j’ai toujours dit oui.

Six mois. Tavernier, Desplechins, les Dardenne et les Cohen… Des classiques américains, Tourneur, Renoir, Duvivier… des trucs danois complètement louftingues. Du cinéma brésilien. Tarkovski, Angelopoulos, Egoyan. Des courts-métrages, des films d’animation muets…L’horreur.

Mais j’étais avec elle. Près d’elle. Je sentais la chaleur de sa peau, et rien que sa présence, ça me faisait des picotements dans les mains.

Et je n’aimais toujours pas le cinéma. Je passais les films à penser à elle. A me demander si elle pensait à moi. A chercher des trucs intelligents à lui dire, après. A regarder sa main sur l’accoudoir, à la frôler parfois en disant pardon et en pensant je t’aime. Parfois j’avais l’impression de pouvoir sentir la douceur de sa peau, là, tout autour de moi, sans même la toucher.

Elle me trouvait sensible quand je me taisais en sortant de la salle, comme si le film m’avait profondément ému. Faut dire que toutes ces histoires d’amour, hein…

Parfois, dans le hall, elle prenait mon bras pour marcher jusqu’au café.

J’aurais voulu marcher jusqu’au bout du monde. J’aurais voulu passer en arrêt sur image.

Au café, on parlait du film, bien sûr. Elle m’expliquait tout ce qu’elle y avait vu. Ses impressions, ses remarques, ses analyses. A quels autres films ça la faisait penser. Ce que ça voulait dire pour elle.

Ç’était drôle, à chaque fois, cette impression d’avoir vu un autre film qu’elle – un film bien moins intéressant. Je lui disais :

– Tu devrais écrire pour une revue.

Et elle riait. Puis elle me parlait de musique, de mode, de déco, de cuisine… Elle avait un avis sur tout, comme pour le ciné, parce qu’elle s’intéressait à tout, parce qu’elle avait des arguments, des jugements, des connaissances…

Au bout d’un moment, elle m’a même parlé de sa vie. De son mec, qui l’avait plantée, sans prévenir, pour une moins belle qu’elle. Elle disait qu’elle allait survivre mais qu’elle était blessée. Elle disait comme ça, je ne me vante pas. Je sais quelle allure j’ai, je sais que les hommes me trouvent belle, je peux avoir qui je veux… Je peux avoir qui je veux, et pourtant, lui, il est parti. Il m’a larguée pour elle. Si seulement tu la voyais, tu verrais qu’elle…

– Elle n’est rien du tout. Elle n’est rien comparée à toi. C’est la faute à ton ex, pauvre nul, il était incapable d’assumer une fille aussi belle et intelligente que toi. Nous autres mecs, les filles superbes et géniales, qu’est-ce que tu veux, ça nous fait peur. Au nom des hommes, je te demande pardon.

Elle me trouvait drôle. Peut-être qu’elle aimait bien, en fait, que je n’y connaisse rien en ciné, en rock, en mode, en femmes, en rien. Que je sois juste un mec un peu largué, qui essaie de comprendre pourquoi, lui aussi, il s’est retrouvé tout seul du jour au lendemain. Un mec dont le sport préféré est de regarder par la fenêtre pour voir si le monde redeviendra beau un jour. Je crois qu’elle aimait bien que je sois toujours, toujours là pour l’accompagner au cinéma les soirs où elle se sentait seule.

Puis il y a eu le soir où elle m’a traîné voir Casablanca.

J’ai bien aimé, malgré le noir et blanc. Je crois que j’ai presque tout regardé. Peut-être que c’était les yeux de Bergman. Peut-être que c’était le moment où Bogart frappe de son poing sur la table, ivre de whisky et de chagrin, incapable d’ouvrir son cœur…

Au moment de sortir, direction le café où nous avions nos habitudes, elle m’a soufflé, les yeux brillants : J’ai deux grandes nouvelles.

Pourquoi mon cœur s’est-il mis à battre ?

Nous nous sommes assis face à face. Et elle commence par la première nouvelle : comme je le lui avais conseillé, elle a envoyé des critiques de films aux revues les plus connues – Première, les Inrocks, Télérama… et ils ont adoré. Un magazine lui a commandé un compte-rendu d’un petit festival régional, à titre d’essai. Si tout se passe bien, en septembre, elle ira s’installer à Paris. Pour être là où ça se passe, quoi…

Ah. Bravo. Je lui demande en tentant de sourire avec qui je vais voir les films, maintenant. Elle hausse les épaules et efface ma remarque avec un sourire d’ange. C’est à trois heures en train, on se fera des week-ends…  Mais elle a autre chose à m’annoncer. Parce que tout lui arrive en même temps. Je ne devine pas ? Non ? Elle a rencontré quelqu’un. Enfin, rencontré… c’est un type qu’elle fréquente depuis un moment, pas forcément beau, mais drôle, gentil, plein d’attention. Le genre copain, quoi, mais maintenant elle a compris que ça pouvait aller plus loin.

 

Et tout s’est éclairé. J’ai compris à quoi me servaient tous les films que j’avais ingurgités depuis six mois. J’ai vu le scénario s’écrire sous mes yeux.

 

1. PLAN LARGE du café, zoom jusqu’à un PLAN RAPPROCHE sur moi, assis. Je souris d’un air incertain, je repose mon demi sur la table. Pas de musique. Son synchrone : des battements de cœur.

MOI : – Je suis vraiment content pour toi… Je le connais ?

 

2. CONTRE-CHAMP. GROS PLAN sur son visage.

Tons de rouge accentué. Un sourire naît sur ses lèvres.

Musique : des cordes en crescendo

ELLE : – Oui.

Un temps. Elle bat des paupières.

– C’est toi.

 

3. CONTRE-CHAMP. GROS PLAN sur mon visage. Je souris. Bonheur irradiant.

 

4. PLAN RAPPROCHE de nos visages qui s’inclinent, de nos lèvres qui s’effleurent et se cherchent, de notre baiser. La caméra nous laisse, amoureux, seuls au monde.

PANORAMIQUE droite sur le mur du café. On y voit l’affiche originale de « La Mort aux Trousses », Cary Grant et Eva Marie Saint enlacés

 

FIN

 

– Je suis vraiment content pour toi… Je le connais ?

– Oui.

Mon cœur en chute libre.

– Tu le connais. Tu l’as rencontré un soir, au cinéma. Stéphane, tu te souviens de lui ? Je l’ai revu. Il m’a beaucoup parlé de lui. C’est quelqu’un d’extraordinaire, très sensible, très… je suis très amoureuse.

 

Doucement, doucement, j’ai fini ma bière. Dans le miroir, au fond du café, j’ai vu ma gueule. Impassible. Bogart, quand il dit à Sam le pianiste You can play it for me.

Je lui ai répété que j’étais heureux. Je lui ai dit de faire attention à elle, comme si j’étais un grand frère. Et je suis mort, un tout petit peu.

Tout ça à cause des images, des illusions, des mensonges, des saloperies que nous vendent les cinéastes.

Je hais le cinéma.

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