de Michel Baglin

Sélection Prix Jeunesse – Lauzerte 2014

Marinette avait éteint la télé. Les fêtes factices du petit écran et les rires sur commande la déprimaient. Le silence qui lui était alors tombé sur les épaules avait été comme un soulagement. Au début du moins. Parce qu’au bout de quelques minutes, l’air de son appartement désert lui avait semblé plus épais que jamais. C’est à peine si les échos de la fête chez ses voisins et quelques notes de musique assourdies parvenaient à le traverser pour arriver jusqu’à elle.

Son premier Noël seule. « On va pas se laisser aller », avait-elle pensé. Elle avait assez lutté contre la solitude, celle des autres à travers toutes les associations qu’elle avait aidées, pour savoir  sur quelle pente désastreuse elle conduit souvent.

S’approchant de la fenêtre, elle avait soulevé le rideau. Les illuminations de la ville brillaient dans des rues vides. Elle s’était imaginé sans peine les sdf réfugiés dans les encoignures des portes pour se défendre du froid. Puis elle avait songé à son fils et à ses petits-enfants, là-bas en Guyane, dont elle ne verrait pas les yeux briller en découvrant les cadeaux au pied de l’arbre. « Gérard est coincé par son travail, avait dit sa belle-fille la veille au téléphone. On ne pourra venir en métropole qu’après le jour de l’An. » Trop tard pour organiser quoi que ce soit avec une vieille copine : elles étaient bien sûr toutes prises pour le réveillon, les copines.

Un moment désorientée, Marinette avait hésité : allait-elle rallumer la télé ? Il lui avait semblé que ç’aurait été comme renoncer. A quoi ? Elle n’en savait rien. Mais elle n’avait jamais baissé les bras en 65 ans et n’avait guère envie d’éprouver un tel sentiment ce soir-là. Elle avait alors décroché le téléphone pour appeler le local de son association, à Matabiau. Maurice assurait la dernière permanence ; à 20 heures, il bouclerait. Elle avait calculé qu’elle avait juste le temps de s’y rendre. Après avoir débranché les guirlandes du sapin, elle avait enfilé son manteau et ramassé les clefs de sa voiture. Non sans se raviser avant de sortir pour mettre dans un sac quelques victuailles prises au réfrigérateur.

– Qu’est-ce que tu viens faire ? s’était étonné Maurice, qui avait déjà rangé la main courante.

La gare n’était pas plus animée que les rues qu’elle venait d’emprunter. La vie s’était resserrée dans les maisons et les appartements, autour des proches et des amis. Comme chaque jour à 20 heures, la permanence de « Secours voyageurs » allait fermer, l’accueil SNCF prenant le relais.

– Laisse-moi les clefs, avait dit Marinette. Je vais assurer une ou deux heures de plus. Que je sois ici ou chez moi, c’est pareil. Et ça peut rendre service à quelqu’un…

Maurice lui avait proposé de venir réveillonner avec sa femme et ses enfants, mais elle avait refusé. Il expliqua que sa permanence avait été très calme. Il avait aidé un handicapé à changer de quai pour une correspondance, donné un bon de douche à Jojo, un clodo du quartier, renseigné une jeune femme perdue dans les horaires et distribué du sucre avec de l’eau de mélisse à un voyageur malade.

– Ça ne sert à rien de rester, avait-il répété, navré. Tu es vraiment sûre de ne pas vouloir venir à la maison ?

Elle avait hoché la tête en rouvrant le cahier de la main courante. Puis Maurice était parti vers les lumières et les joies de Noël.

Malgré le froid, elle était retournée sur le quai, où croisaient encore quelques voyageurs descendus d’un TER et pressés de retrouver la chaleur du bercail. Une rame manœuvrait vers Raynal. Une machine rentrait au dépôt. Emmitouflée dans son manteau, col relevé, elle avait remonté le long des voies pour sortir de l’abri de la marquise et voir les premiers flocons tomber. C’est ainsi qu’elle avait aperçu une forme noire recroquevillée tout au bout du quai. Elle s’était approchée et avait découvert le gamin au pied d’un poteau.

Il n’avait pas été facile de l’apprivoiser. Tête baissée, visage renfrogné, il avait d’abord refusé de répondre à ses questions. Accroupie près de lui, elle avait quand même réussi à lui arracher quelques mots. Il avait huit ans et attendait le train pour Montauban où il devait rejoindre son père. Marinette savait qu’il n’y en avait plus à cette heure-là et l’avait persuadé de venir se réchauffer au local de son association. Il s’était levé en bougonnant, avait repoussé la main qu’elle avait posée sur son épaule, mais l’avait quand même suivie.

Julien (il avait fallu dix bonnes minutes pour qu’il consente à donner son prénom) ne résista pas au bocal de foie gras que Marinette avait sorti de son sac. Elle alla au buffet de la gare, à l’autre bout du quai, chercher le pain qu’elle avait oublié. Un chien la suivit, probablement perdu, qu’elle laissa à la porte du local. Puis elle se mit en quête d’un couteau, qu’elle dénicha dans un placard.

– Où est ta maman ? risqua Marinette en lui tendant la tartine.

Il mordit dans le pain sans répondre. Quand il eut fini sa tranche, il consentit à révéler qu’elle travaillait. Et il fallut encore beaucoup de tact à Marinette pour lui faire dire que c’était à l’hôpital, parce qu’elle était infirmière.

Julien voulut du coca et elle dut retourner au buffet. Elle en profita pour ramener une bouteille de vin blanc. Le chien la suivit à nouveau dans son aller-retour, mais elle ne le laissa pas entrer. Il s’assit devant la porte, comme pour une longue attente.

– On trinque ?

Julien n’était pas disposé à sourire, mais fit tinter sa bouteille de coca contre le verre de la vieille dame. Il lui lançait des regards à la dérobée, des questions visiblement tournaient dans sa tête et il finit par demander :

– A quoi tu sers ? T’es pas à la retraite ?

Marinette rit. Comment lui expliquer qu’elle l’était, justement, et ne voulait pas se couper du monde ? Qu’elle était devenue bénévole pour cette raison, et pour aider les autres. Et par amour des trains, aussi, un peu.

Elle lui confia que son père était cheminot, qu’il conduisait les machines à vapeur et l’emmenait avec lui au dépôt lorsqu’elle était petite. Mais Julien ne savait pas ce qu’était une locomotive à vapeur et Marinette dut déployer tout son talent d’ancienne institutrice pour lui décrire ces monstres qui l’avaient fascinée enfant. Elle lui raconta qu’elle ne montait jamais dans un train avec ses parents sans que son père ne l’emmène d’abord en tête de la rame contempler la loco fumant doucement dans l’attente du départ. Elle lui peignit si bien les énormes roues, les bielles, les jets de vapeur, les escarbilles et la respiration rauque de la machine que Julien écarquillait les yeux.

– Nous n’habitions pas très loin d’ici, à Marengo, près de la voie. Ma chambre dominait la tranchée du chemin de fer et je me précipitais à la fenêtre quand un train sifflait. Parfois, c’était mon père qui passait. Il me faisait signe de la main… moi aussi, comme toi, j’avais souvent des envies de partir…

Julien acquiesça inconsciemment. Il était presque apprivoisé et Marinette put bientôt apprendre son nom en le questionnant sans le brusquer. Elle chercha sur l’annuaire et trouva le numéro de son père, qu’elle appela. L’homme tomba des nues. Il annonça qu’il sautait dans sa voiture et arrivait. Puis l’épagneul gratta à la porte et Marinette le laissa entrer. Il alla aussitôt vers Julien qui le caressa et se mit à lui parler.

– Tu as un chien ? demanda-t-elle en lui tendant une orange.

L’épagneul avait posé ses pattes sur les genoux du gamin et voulait lécher le visage penché sur lui. Julien le serra dans ses bras sans que le chien proteste.

– Il a été écrasé par une voiture y’a deux jours, lâcha-t-il sans relever la tête, avant de demander, sans transition : Tu peux me l’éplucher ?

Marinette fractionna l’orange en quartiers qu’elle déposa sur le bureau devant l’enfant. Et tandis qu’il mangeait, elle appela l’hôpital Purpan. Il lui fallut attendre un long moment pour avoir la mère de Julien. L’enfant ne semblait pas entendre, seulement préoccupé de son nouvel ami. L’infirmière était essoufflée quand elle prit le combiné : elle avait couru, sans doute affolée. Marinette la calma en lui expliquant que Julien allait bien et que son père venait le chercher.

– Elle avait qu’à pas partir, bougonna le gosse sans lever la tête, ni cesser de caresser l’épagneul.

Marinette ne releva pas. L’infirmière expliqua qu’elle avait dû remplacer au pied levé une collègue malade et laisser son fils seul dans l’appartement. Il avait l’habitude, depuis son divorce. Elle avait conscience que c’était dur un soir de Noël mais elle n’avait pas eu le temps de se retourner. Elle s’en voulait…

Le vacarme d’un train de marchandise traversant la gare couvrit la voix de l’infirmière, que Marinette parvint cependant à rassurer. Il fut entendu que le père récupérerait l’enfant.

Quand elle raccrocha, Julien se tenait derrière la vitre du local et le chien, debout sur ses pattes arrière, regardait comme lui vers le quai. Le sol vibra, un sifflement bien plus aigu que celui de la purge des freins fit reculer le gamin. Mais il se recolla aussitôt à la vitre, fasciné.

– Regarde ! s’écria-t-il. Mais regarde ! C’est ta machine de quand t’étais petite !

Marinette s’était approchée de la porte, qu’elle ouvrit doucement, incrédule.

– Attends, demanda-t-elle à Julien. Ne sors pas sans enfiler ton manteau.

Il lui prit la main alors qu’elle s’avançait sur le quai. La queue entre les jambes, l’épagneul les suivit.

Devant eux, à quelques mètres, la masse noire de la locomotive enveloppée de vapeurs blanches s’était arrêtée, comme pour les attendre. Des volutes de fumée semblaient s’échapper de son mufle. Sa respiration profonde et régulière, cadencée par le tempo de la pompe à air, fut un instant couverte par le bruit perçant d’un puissant jet de vapeur. La main de Julien se crispa dans celle de Marinette.

– C’est quoi, demanda-t-il d’une voix mal assurée, c’est quoi ?

Marinette, qui avait cru une fraction de seconde reconnaître son père dans le mécano qui descendait de la locomotive, répondit pour elle-même :

– C’est Noël.

Une lumière rouge et mouvante éclairait la cabine où le chauffeur avait ouvert la chaudière. Julien ne voulait plus approcher. Marinette lui dit qu’il ne craignait rien, que cette vieille machine était réparée par une association de cheminots qui la faisait à nouveau rouler et qui sans doute préparait un train pour le lendemain.

Elle tendit la main au mécano qu’elle connaissait un peu puis échangea avec lui quelques mots que Julien n’entendit pas. Mais elle se tourna bientôt vers lui et lui demanda s’il voulait monter. Le gamin eut un air affolé. Le chien, lui, était retourné s’asseoir pour les attendre devant la porte du local.

– N’aie pas peur, je viens avec toi.

Elle l’aida à grimper sur la plate-forme où elle le rejoignit. Julien, qui n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles, interrogea des yeux le chauffeur dont le sourire éclatait sur une face noire. Plus ou moins rassuré, il prit le chiffon que lui tendit le mécano.

– Pousse, là, doucement, lui demanda celui-ci en désignant le régulateur.

Une vibration fit trembler tout son corps et la machine se mit en branle.

– J’ai peur, bredouilla Julien en se serrant contre les jambes de Marinette.

Mais, à l’évidence, il était tout autant émerveillé qu’intimidé d’avoir fait démarrer  la loco. Et déjà loin de son chagrin.

Elle lui ébouriffa les cheveux. Ils étaient sortis de dessous la verrière et les flocons voletaient autour d’eux. Un sourire heureux éclairait le visage de Marinette quand elle dit, maternelle :

– Ne crains rien, on ne va que jusqu’au bout du quai. Mais c’est déjà un grand voyage. Et le temps qu’on arrive, ton père sera là, comme le chien, à t’attendre.

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