de Derek Munn

Sélection Prix Jeunesse – Lauzerte 2015

Il arrive par le champ en face, là où on a trouvé les vaches. Le soleil couchant le réduit à une silhouette fluctuante. Il s’arrête de temps en temps, j’ai l’impression que c’est pour enlever la boue qui colle à ses pieds. Je ne vois pas ce qu’il porte, seulement une bosse sur son dos, des additions, des choses qui dépassent.

Je crois que c’est moi qui l’ai vu en premier.

Mon pull était accroché par des ronces, je m’en dégageais quand j’ai remarqué un mouvement dans la vallée. J’ai tout de suite pensé à une corneille, oubliant comme cela aurait été étrange. J’ai regardé jusqu’à ce que je sois certaine que c’était un homme, puis j’ai essayé de continuer comme si de rien n’était. J’ai essuyé la corde en me disant que si je ne le regardais pas il ne serait plus là, comme je faisais quand j’étais jeune et imaginais pouvoir changer des choses par la force de ma volonté. Il m’est arrivée plus d’une fois de différer l’ouverture d’une lettre parce que je ne voulais pas croire que le texte était arrêté tant que je n’avais pas déchiré l’enveloppe, déplié la page.

Maintenant on l’a tous vu. Martin, les enfants. Personne n’a rien dit, mais le jeu des enfants parle. Cela me fait peur.

Accroupis sur la dalle de béton qui a dû être la base d’une construction, ils ont des cailloux et des bâtons pris dans le tas qu’on a coupé pour les haricots. Je ne sais pas ce que c’est censé représenter, mais il y a une nouvelle prudence dans leurs voix, le jeu est devenu plus grave, plus important.

J’installe une autre pince à linge et reçoit au visage la manche d’une chemise. Je recule, je me rends compte que je tremble. Martin a le dos tourné. Il repique une ligne de plants. La terre est trop humide pour travailler correctement, mais rien n’est jamais comme il le faut maintenant, ça ne servirait à rien d’attendre.

Les enfants poussent leurs cailloux avec les bâtons. Ça m’oppresse de ne pas savoir ce qu’ils comprennent par ces gestes. Je me méfie de leur imagination. Je ne veux pas qu’ils soient leurrés par de nouvelles illusions, de nouvelles croyances. Ça m’attriste. C’est pareil quand je regarde les quelques livres qu’on a réussi à préserver, je me trouve au bord des larmes. Je les tiens dans mes mains, je les feuillette, mais je ne sais plus les lire, je me sens trahie, je ne comprends plus pourquoi on a cru si important de les sauver. Malins, ignorants, arrogants, innocents, ils me semblent maintenant comme la cristallisation d’un temps gâché.

Il s’est arrêté de nouveau.

Personne n’arrive par là.

Personne n’arrive. Jamais.

Notre maison sera la première.

On devrait peut-être avertir les autres.

Martin a dû y penser aussi. Il ne bouge pas. On ne rompt pas le silence.

Les autres.

Des gens comme nous.

Ils n’existent que dans leurs actions, et impossible de savoir d’avance comment ils réagiront.

Ils ne sont qu’une idée, on ne peut pas compter sur une idée.

Chacun reste autonome.

Avant, on parlait, on parlait. Comme si on avait quelque chose à se dire.

Comme ces vieux livres. La télévision, internet.

Au début les gens se demandaient comment il serait possible de vivre sans tout ça. Je me demande plutôt comment on a pu vivre avec.

Le linge pend lourdement, goutte. Le soleil, de plus en plus boursouflé, s’étale sur la colline. Les nuages deviennent livides. Des morceaux déchiquetés, bouffis, ensanglantés, brûlés. Martin se redresse, me regarde, moi, puis les enfants. Nos yeux ne se rencontrent pas. L’étranger est déjà une présence.

Mais il ne sera peut-être rien, personne, comme nous, le reste de quelque chose, pas un début.

L’haleine des deux dernières vaches stagne, suspendue autour de leurs têtes. Elles ont l’air grossier de machines obsolètes, leurs plaies ressemblent à de la rouille, les mouches en font partie intégrante.

La mort est là.

Ce qu’a dit Jane quand je l’ai aidée avec le cadavre de sa sœur. La mort est tout le temps, elle est en nous, on en porte la graine, on la nourrit avec nos vies.

Jane.

Les yeux diffus, une pâleur turquoise. Elle était déjà comme une revenante, errant dans le village désert entourée des choses qu’elle ne pouvait concevoir.

Mon frère considérait la vie comme une cause qui valait son propre sacrifice. Il est parti en brandissant sa croyance comme un drapeau. Comme une maladie. C’était effrayant, pour la première fois depuis notre enfance, je l’ai haï.

Cette haine revient avec cette silhouette qui approche. Elle remplit ma tête d’images de métal froid.

Soudain les vaches bougent, remuent leurs pieds dans la boue. Je frémis. J’essuie les mains sur mon pantalon, je me retourne pour me rapprocher de Martin. Puis m’arrête.

Cela me rappelle trop les images d’autrefois, une femme rassemblant ses enfants, les conduisant vers l’abri d’un foyer, se positionnant derrière un homme.

Regarde la maison, les briques ravagées, la toiture rafistolée. Quand on l’a trouvée, j’ai dit à Martin, Je ne veux plus que les enfants aient des noms. Je ne pouvais m’expliquer. Parler était devenu trop factice.

Les enfants ont cessé de jouer.

Martin dit, Ça suffit pour aujourd’hui. Je m’entends répondre, Oui. On se regarde enfin. On regarde les enfants. Puis on se retourne vers l’étranger.

Il est tout près maintenant. Il a un grand paquet sur le dos, il y a un objet long qui dépasse. Je ne veux pas le regarder, mais je ne peux m’empêcher, mon imagination ne se préoccupe que de lui. Est-ce qu’il nous regarde déjà ? D’où vient-il ? Qu’est-ce qu’il racontera ? Sera-t-on capable de communiquer ?

Il disparaît derrière un fourré de ronces. Après, il passera derrière le tas de ferraille, puis il reparaîtra là où il y avait le portail.

Je regarde les vaches. Elles semblent suivre tout et rien. Je regarde les mouches qui marchent autour de leurs yeux. Je me concentre sur les mouches.

Martin commence à parler. Je lève une main, repousse une mèche de cheveux derrière mon oreille. J’étends le geste, je touche la ficelle qui tient mes cheveux en place. Je m’assure que le nœud est bien serré.

 

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