Mademoiselle Rose

L’une des grandes différences entre Alberto Giacometti et son modeste frère Diego, c’est l’amour des animaux. À part un chat filiforme et un chien famélique, Alberto n’a jamais sculpté d’animaux. Et encore, le chat avait appartenu à Diego, et à travers le chien, c’est lui-même qu’il avait voulu représenter, un jour de grand désespoir. Je suis comme un chien disait-il.

Quand la guerre survint, Alberto se réfugia en Suisse, laissant à Diego le soin de garder l’atelier parisien, sans argent ni nourriture ni chauffage. C’est d’ailleurs au cours de ce séjour en Suisse qu’Alberto exécuta ses célèbres sculptures minuscules.

Pendant des jours et des jours, Diego, terré dans l’atelier, ne vit personne.

C’est ainsi qu’il se prit d’affection pour une araignée qui avait tissé sa toile dans un coin. Chaque jour, il attrapait des mouches pour la nourrir. Chaque jour ils se regardaient, des heures durant. Jusqu’à ce que l’araignée meure de vieillesse. Il ne put se résoudre à cette nouvelle solitude et chercha alors un autre compagnon.

C’est à ce moment-là qu’un voisin lui confia une renarde qu’il avait trouvée dans une forêt après s’être échappé d’un camp de prisonniers. Diego l’appella Mademoiselle Rose. Il se  serra encore un peu plus la ceinture pour que sa nouvelle amie puisse manger. La renarde se creusa un terrier dans un tas de plâtre. Ils passèrent tout le temps de la guerre ensemble. Elle finit même par remplacer Alberto.

Après plusieurs années, la guerre se termina enfin et Alberto revint dans son atelier. Il ne fut guère heureux de voir que Mademoiselle Rose avait pris sa place dans la vie et dans le cœur de Diego.

Les deux frères reprirent leur travail. Diego préparait. Ou posait. Alberto finalisait. Humblement, Diego restait dans l’ombre, comme il l’avait toujours fait, et se contentait de l’indéfectible amitié qui le liait à Mademoiselle Rose.

Comme la guerre était finie, les sculptures se remirent à grandir, et à marcher. La Renarde observait le travail de son œil affûté. Ce qui avait tendance à rendre Alberto de plus en plus irrascible.

À chaque fois que Diego devait s’absenter de l’atelier, il recommandait à son frère de bien fermer la porte, afin que Mademoiselle Rose ne s’échappe pas.

Mais un jour, en rentrant à l’atelier, il trouva la porte entrouverte.

Alberto n’avait jamais rien dit à son frère, mais Diego avait très bien compris que c’était lui qui l’avait laissée filer. Il savait que décidément l’animal avait pris trop de place dans sa vie et empêchait Alberto ne mener son œuvre à bien.

 

Ce n’est qu’après la mort d’Alberto, en 1966, que Diego, enfin, put réaliser ses propres sculptures. Chat, autruche, pigeon.

Et la Renarde, évidemment.

Benoît Fourchard

Le 31/12/2011

D’après « L’Objet invisible », pièce inédite autour de l’univers de Giacometti écrite en 2008

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