de Benoît Fourchard

Sélection Prix Jeunesse – Lauzerte 2015

Moi quand je serai grand, je serai maître du monde.

Un immense éclat de rire répond à cette prophétie. La classe entière se plie en deux.

Le garçon chétif retourne à sa place la tête baissée. Traverse la salle sous une haie d’honneur. Quolibets sourires grimaces visages obscènes railleries. Petit avec des grandes oreilles ! T’as regardé le soleil à travers une passoire ! Retourne à tes playmobiles !

La maîtresse doit intervenir pour ramener l’ordre.

Humiliation supplémentaire.

À sa table il ferme les écoutilles, se renfrogne et s’enferme à l’intérieur de lui-même, là où il voit clair. Plus question d’adresser le moindre mot à qui que ce soit.

Son regard, il va falloir le mériter.

Bientôt ils vont comprendre à qui ils ont à faire.
En rentrant chez lui, il grimpe directement dans sa chambre, s’assied face à son bureau d’écolier, ouvre le tiroir, sort le cahier bien calé tout au fond à l’abri des regards parentaux.

Prend un air très important en regardant fixement son stylo plume.
Et écrit.
Sur la terre, il existe deux sortes de gens. Ceux qui poussent les uns dans les flaques d’eau et les autres, ceux qui tombent dedans la tête la première.

Aujourd’hui, je décide de changer de catégorie.

Ces mots sont un engagement sur mon honneur un serment sur la bible sur la tête de qui voudra et sur ma propre tête.

Pour commencer dès ce soir plus question de se laisser commander par ces parents à la noix petits-bourgeois que j’ai pas choisis. Non mais pour qui ils se prennent avec leurs recommandations leurs conseils leur éducation leur moi je sais tu n’es qu’un enfant et je ne sais quoi.

Dorénavant je refuse qu’ils m’obligent à :
Manger de la salade ou toutes sortes de petites feuilles qui ne servent à rien, ce sera viande (saignante) à tous les repas.

Me coucher quand il ne fait pas encore nuit choisir à ma place ce qui est bien pour moi à la télé et ce que je ne dois surtout pas regarder me laver les dents tous les matins tous les soirs et même les midis le mercredi quand il n’y a pas de cantine.

(D’ailleurs ne plus aller à la cantine c’est vraiment trop nul)

Mettre la table la débarrasser aider à faire la vaisselle ranger ma chambre.

Me bassiner avec la grand-mère qui pue la grande tante qui pique l’autre qui est bonne sœur les oncles qui causent les cousins à la con la politesse les bonnes manières et tout ce qui peut m’empêcher de réaliser mon projet.
Ce sera la première étape de mon entraînement.
Ensuite.

Dès la semaine prochaine je m’inscris au club de karaté de musculation de boxe française de kung-fu.

Ne plus être la bonniche de Maxime. Avec mon entraînement, bientôt ce sera lui qui rampera à mes pieds et qui m’implorera pour rester mon copain. D’ailleurs, dès demain, je vais être comme lui : grand fort avec une grosse voix.

Bon, mais en y réfléchissant bien, grandir n’est peut-être pas le plus important. La preuve : certains grands hommes étaient petits. Par exemple, Napoléon, Hitler. Mais attention, ces petits grands hommes ont tous échoué un jour ou l’autre. Je dois comprendre à quel moment ils se sont plantés, et éviter de faire les mêmes erreurs.
Ce qui compte c’est d’être sûr de soi convaincu convainquant que les gens n’aient pas le choix : je décide et les autres font comme je dis parce qu’ils voient bien que je ne me trompe jamais. Par exemple si je dis un mensonge il suffit d’être tellement déterminé persuadé par ce que j’invente que celui qui écoute doit penser il a sûrement raison celui-là il a l’air d’en connaître un rayon.

Déjà ça, ça place un homme.

Il ne faut pas oublier aussi d’arrêter d’être gentil serviable aimable le premier à lever le doigt. Mais si on m’interroge je dois toujours avoir une réponse sur tout faire croire que je connais tous les sujets.

Donc : bien étudier et être imparable.

Ne plus être le chouchou de la maîtresse me faire recoller les oreilles enlever les taches de rousseur ne plus jamais laisser Maxime me traiter de nigaud. Avoir une voix encore plus grosse que la sienne. Ma voix à moi est beaucoup trop aiguë. Dès que je l’élève on dirait une gonzesse, je vais faire des exercices pour la rendre plus grave, ça aussi ça pose une voix bien forte ça impressionne le populo ça en jette. Même pas besoin de la forcer.

Le skate. Il se débrouille bien dit mon père. Donc à la fin des vacances, plus question de juste bien se débrouiller, je serai le meilleur et puis c’est tout il y a même pas à en discuter. C’est l’avantage d’être léger, c’est plus facile et au moins je n’ai pas l’air d’un empoté comme Jean-Pascal (lui je vais en faire mon souffre-douleur c’est bien d’avoir quelqu’un comme lui sous la main, quelqu’un qui n’a pas mon intelligence, quelqu’un à qui je fais peur alors qu’il pèse trois fois mon poids, mesure quatre fois ma taille et chausse du 43 à onze ans et c’est pas parce qu’il redouble).

Attention aux filles. Elles sont futées. On pourrait dire sournoises. Donc, dès demain elles aussi je les mets à la botte, c’est une expression de mon père mais je la trouve assez juste, en tout cas, faire leurs quatre volontés c’est terminé, elles sont là pour ME servir, moi, et pas Maxime ni Jean-Pascal ni personne, voilà ma mère qui m’appelle pour savoir si j’ai fait mes devoirs elle rigole ou quoi alors elle aussi elle a intérêt à filer doux c’est pas à son âge qu’elle va commencer à me faire chier, pas plus que mon père avec ses blagues à deux balles du genre alors comment va mon petit Ubu aujourd’hui il avait un tout petit zizi le père Ubu, ce qui le fait marrer comme une baleine, d’abord c’est qui cet Ubu ? Sa dernière trouvaille c’est la dictature des enfants, qu’est-ce que ça veut dire ça la dictature des enfants, ils ont voulu des gosses et ils ont bien su les faire alors maintenant qu’ils assument.

Il va falloir qu’il comprenne que j’ai plus cinq ans alors qu’il arrête de me parler comme à un débile.

Qu’il sache bien à partir de tout de suite à qui il a à faire.
Une fois que tous ces détails seront réglés il ne me restera plus qu’à me mettre au travail :
Bien faire ma sixième et toutes les autres classes qui suivent histoire d’endormir ces crétins de profs, bien m’entraîner au karaté à la muscu au tir à l’arc au lancer de javelot de poids de boules de bowling au rugby à la lutte gréco-romaine m’inscrire dans un club de tir pour bien apprendre le maniement des armes pistolet fusil mitraillette bazooka parce que même si je suis capable de tuer rien qu’avec mes yeux ou mes paroles on n’est jamais à l’abri d’un effronté un déséquilibré un résistant un rebelle un révolutionnaire un terroriste. (Restera juste à me procurer l’arme qui va bien mais ça je sais très bien que ce n’est pas très compliqué…)
Lorsque j’aurai terminé mes études je fonderai un parti politique. Pas le genre où l’on discutaille pendant des plombes dans les salons. Un parti où l’on agit. Dans lequel je déciderai et mes sbires exécuteront mes ordres. Peut-être que je recruterai Maxime comme sbire-chef et Jean-Pascal comme gorille, je le verrai bien toujours à mes côtés comme un berger allemand mais sans laisse ni muselière, d’ici là il chaussera du 48 au moins, il suffira que je lui dise attaque, peut-être même juste un regard suffira, et il dégainera.

Respect diront les gens quand ils me verront et ils baisseront la tête à mon passage.
Puis il me restera à franchir l’étape la plus délicate : monter sur le trône de Maître du Monde.

C’est là que tous les autres se sont vautrés.

C’est là qu’il faut être plus malin. Devenir Maître du Monde n’est pas donné à tout le monde surtout qu’à ce moment-là le monde comptera bien dix milliards de gens.

Ma stratégie est simple : les rendre dépendants de moi.

Comme les personnes qui vont à la messe qui croient en dieu qui se mettent à genou quand le curé leur demande, il leur dirait de se jeter par la fenêtre ils le feraient.

Ou comme ceux qui ne peuvent pas se passer d’allumer la télé dès qu’ils rentrent chez eux. Et parfois qui la laissent fonctionner alors qu’ils ne sont même pas à la maison.

Ou comme papa avec ses cigarettes.

Il faut que les gens soient avec moi comme papa avec ses clopes ou comme les croyants avec leur dieu ou comme les petits oisillons qui attendent la béquée.

Qu’ils me donnent le bon dieu sans confession.

Que mes paroles coulent dans leurs oreilles comme une symphonie, qu’elles rentrent en eux, se répandent dans tous les interstices, dans tous les tissus, qu’elles leur fassent du bien comme la fumée comme la nicotine, et puis qu’ils en redemandent qu’ils en aient besoin qu’ils les attendent les réclament ne puissent plus s’en passer, pour cela je vais apprendre toutes les langues pour que tous m’entendent en version originale, et comme ça le jour de la grande élection du Maître du Monde ils voteront pour moi sans se poser la moindre question d’ailleurs il n’y aura aucun autre candidat vu que tous ceux qui auraient pu prétendre à ce poste suprême seront à ma botte, ou neutralisés par Jean-Pascal ou par moi-même, parce que moi je ne serai pas du genre à refuser de me mettre les mains dans le cambouis et de toute façon les rares qui n’auront pas été séduits par mes paroles l’auront été par la précision de mon tir. En fait chacun aura parfaitement en tête que moi il ne faut pas surtout pas me contredire.

Sinon…
Et là enfin, le jour de l’élection arrivera.

Et ce sera un plébiscite.
Julien ! À table !

Julien. Ça ne va pas du tout comme prénom.

Mou. Gentil. Niais.

Julien.

Demain il faut que je réfléchisse à un pseudo.
Julien ! À table ! Ça va être froid !

Bon j’y vais.

Mais c’est la dernière fois qu’elle me parle sur ce ton.
Je vais lui apprendre à qui elle a à faire moi.

(Nouvelle extraite du recueil La Viande Rouge rend très habile paru à La Dragonne.)

ABONNEZ-VOUS MAINTENANT

Pour vous inscrire à la newsletter de Place aux Nouvelles et rester informé de nos actualités.