Corine Pourtau

Sélection Prix Jeunesse – Lauzerte 2012

(Nouvelle parue dans Absences, édition D’un Noir Si Bleu, 2009)

Ah, il ne fait pas bon vieillir… C’est triste à dire, mais c’est comme ça…
Elle secoue la tête, fouille le fond de sa cervelle et renâcle encore un peu à regarder la réalité en face. Le fait est là, pourtant, indiscutable : elle ne parvient pas à visualiser leur fichue couleur, alors qu’elle les a sous le nez, pour ainsi dire, depuis bientôt quatre-vingt-trois ans. Si ça ne s’appelle pas vieillir, ça, alors qu’on veuille bien lui dire ce que c’est !

Pourtant, le choix de tissus ne manque pas. Autour d’elle, sur les accoudoirs du fauteuil et sur la petite table à ouvrage calée entre l’angle du mur et la fenêtre, une quinzaine de bouts de toile de coton à fins motifs, dans une dominante de verts bleutés, certains légèrement moirés, d’autres avec la matité sobre des lichens. La nuance est là, forcément. Elle le sent. On ne fait pas du patchwork depuis soixante-sept ans sans acquérir une certaine intuition des couleurs.
Incroyable… Elle en a eu pourtant des occasions de les voir, ces satanés cyprès… Ce vert-gris-bleu caractéristique de ceux qui ferment le cimetière, au nord, derrière la cure. Six ans de catéchisme à passer devant pour aller à la salle paroissiale. Dix-huit ans de dimanches à faire le Petit Chaperon Rouge et porter des œufs frais et une bouteille de cidre doux à sa grand-mère. Tous les mariages, ensuite, les baptêmes. Les messes de minuit. Les sermons de Pâques. Sans compter les jours où elle va s’occuper de la tombe d’Augustin, à présent.
Hier matin, encore… Il faisait doux pour un 23 décembre. Elle avait bien pris le temps de les observer. D’analyser leurs nuances. Leur dialogue avec le marbre des pierres tombales… Les effets d’ombre…
Au retour, elle avait traversé le village les yeux presque fermés, clos sur leur image … puis voilà qu’elle était tombée sur ce moulin à paroles d’Hortense qui sortait de l’épicerie. Et allez ! Circulez ! Y’a plus rien à voir… Saoulée de considérations sur la pluie et le beau temps, auxquelles il avait bien fallu répondre, troublée par les marbrures violacées d’une Lola Rosa et le vert éteint des poireaux qui dépassaient du panier d’Hortense, elle était rentrée chez elle les paupières vides…

C’est trop bête, cette histoire… Ce serait bien qu’elle les couse, maintenant, ces arbres. Pour une fois qu’elle a l’occasion d’avancer son patchwork, alors qu’il y a bien deux mois qu’elle n’a pu y toucher. Qu’est-ce qu’elle dit, deux mois ? Bien plus ! Trois, peut-être quatre… Voyons… C’est simple : depuis l’enterrement de Joséphine Casser-Bazin. Une après-midi splendide d’arrière-saison. Le gros marronnier, près de son caveau de famille, flamboyant. Trois mois, alors. Elle ne s’était pas attardée aux condoléances, trop pressée d’ajouter à son ouvrage cet élément chaud propre à rééquilibrer la répartition des tons. Elle avait trouvé exactement ce qu’il lui fallait dans sa réserve de tissus : quelque chose d’assez géométrique, dans les teintes et les motifs chers à Gustav Klimt, inattendu à priori pour une figuration végétale, mais d’un rendu extraordinaire…

Elle lisse du plat de la main le grand carré de patchwork étalé sur ses genoux, et penche légèrement sur la gauche sa tête d’insecte. Un petit gloussement de satisfaction s’échappe de sa gorge.
Pas mal, vraiment ! Pas mal du tout !

Elle soulève un éventail de bouts de tissus et les observe attentivement, à la lumière grise de la fenêtre…
Non, décidément. Trop risqué. Mieux vaut attendre un peu et être sûre…
Le problème, dans le patchwork, c’est le voisinage. On croit avoir trouvé la bonne couleur, l’effet mimétique optimal, et crac, une fois le bout de tissu en place, la teinte d’à côté bave ou bien le fond absorbe trop la pièce en appliqué. Et c’est raté… Le patchwork, ça ne consiste pas bêtement à coudre les unes avec les autres des pièces de tissu en géométries grossières pour se faire un dessus de lit façon pionniers du Nouveau Monde, contrairement à ce que la majorité des profanes imagine. C’est beaucoup plus subtil que ça. La réussite tient non pas tant dans le motif, que dans l’assortiment particulièrement fin et nuancé des couleurs, dans la déclinaison des camaïeux ou la juxtaposition des complémentaires…

Le décès de Joséphine avait bien fait avancer l’ouvrage et avait donné un bon coup de lumière à l’ensemble, avec l’adjonction de ce marronnier, à côté de sa tombe, qui faisait tout à coup chanter le blond un peu fade des allées.

Sacrée Joséphine…

Elle soupire.

Elle n’aurait pas cru que ça lui prenne tant de temps que ça, pour mourir. Un si petit gabarit… Elle aurait parié pour une agonie extrêmement rapide, même, si cette idée de pari n’était pas si saugrenue, vu les circonstances.

Enfin…

Heureusement qu’on enterre Dédé Frémont, demain. Puisqu’elle y va, de toute façon, elle pourra vérifier la couleur des cyprès… Pas la peine de risquer la crève, aujourd’hui, avec la température qui vient de perdre douze degrés au moins en vingt-quatre heures. Ce qui serait malin, d’ailleurs, c’est qu’elle mette dans la poche de son manteau les quatre, cinq échantillons qui lui semblent les plus adaptés, et qu’elle sélectionne, discrètement… La sépulture est à 11 heures. C’est bien, 11 heures, même en hiver. Bonne lumière… Bonne heure, pour le repérage des couleurs.

En attendant, elle peut déjà coudre la dalle mortuaire et la croix, puisqu’elle utilise la même coquille d’œuf et le même brun cuivré pour toutes les tombes. Et broder les initiales.
Finalement, le patchwork risque d’être terminé assez vite, maintenant.
Comme se plaît à le répéter le boulanger, à partir d’un certain âge, ça tombe comme des mouches !
Il ne croit pas si bien dire…
Il les compte sur les doigts d’une main.
De toute façon, quand on a passé les 80, il peut bien arriver n’importe quoi, plus personne ne s’étonne de rien. « C’est déjà beau d’avoir tenu jusque-là. » C’est ce qui se dit, en général, dans le cimetière, le jour de la mise en terre.

Elle aussi, elle compte.
C’est vite fait. À part elle, il reste Mathilde, Hortense et Antoine, de sa génération…

Elles se sont donné rendez-vous à onze heures moins le quart devant la fontaine, avec Mathilde. Elles ont pris l’habitude d’aller aux enterrements ensemble depuis ces dernières années. Ça permet de se voir un peu. De causer.
À leur âge, mis à part le repas des Anciens, offert par la municipalité au premier de l’An, et les enterrements, il n’y a plus guère d’occasion de se voir. Entre les rhumatismes, la vue qui baisse, les difficultés à marcher, la surdité, la sensibilité au froid ou aux trop fortes chaleurs, c’est rare les vieux qu’on voit encore dans les rues du village… À part Hortense et elle : bon pied, bon œil encore, pour leur âge…

Elle redresse son dos douloureux, et gratte du bout de l’ongle une petite tache sur son chandail.

Eh bien voilà, c’est fait.
Dédé est mort.
Un de plus.
De quoi conforter le boulanger dans son aphorisme.

On ne le verra plus discuter avec le cantonnier, le Dédé. Ni tenir galamment le petit portail de l’école à l’institutrice, à la sortie, avant d’aller botter le derrière aux élèves qu’il a surpris en train de pisser sur ses salades, à travers la grille, pendant la récréation. Quoique ces cinq dernières années, il se soit plutôt contenté de leur botter le derrière verbalement, si l’on peut dire. C’est quelque chose qu’il n’a jamais perdu, sa verve, contrairement à la souplesse de ses articulations… Il était assez drôle. Elle aimait bien s’asseoir à côté de lui, au repas des Anciens. Elle était sûre de ne pas s’ennuyer, au moins.
Mais c’est comme ça. À quoi bon épiloguer, puisque c’était son tour…

La dernière fois qu’il était venu prendre le thé avec elle, à la maison – il y avait quoi ? Dix jours ? –, il lui avait avoué qu’il avait toujours été follement amoureux d’elle. Depuis le primaire. Comme si elle ne le savait pas, allez ! Mais un Dédé Frémont, à côté de son superbe Augustin…
Est-ce qu’on peut appeler ça un grand amour, d’ailleurs, vu que ça ne l’a pas empêché de se marier avec Jeannette, soit dit en passant, ni de lui faire sept enfants ?

Elle passe un doigt nonchalant au centre de sa composition.
JF.
Les premières initiales qu’elle a brodées ; sa première tombe en appliqué.
Jeannette Frémont.
Elle calcule… Ma foi, ça doit bien faire huit ans qu’elle est morte, au moins… Et du coup déjà huit ans que le patchwork est commencé…

Après Jeannette, il y avait eu Bernadette Dumont. À un ou deux mois d’intervalle, à peine… Et Charles, le grand Charlot. Cancer. Puis son frère Basile, très vite après. Lui, on peut dire qu’il est mort de la mort de Charles. C’est vrai qu’avec les jumeaux…
Et puis coup sur coup, trois couples du hameau de Neauples, à cause d’une épidémie carabinée de grippe asiatique : les Barrière, les Dos Santos et les Saint-Jadin.
Belle brochette.
En l’espace de six mois, le patchwork avait avancé des deux-tiers !

Et puis plus rien.
RIEN.
Aussi incroyable que ça paraisse, le village était resté quatre ans sans un seul décès.
Les mites avaient commencé à s’attaquer au tympan de l’église, en haut du tissu, malgré la naphtaline.
Elle en était si fière, de son église !
Un camaïeu de treize beige rosé assemblés en loc-cabin, si proche des veinures mouvantes du granit des murs, si parfaitement nuancé. Le toit en coquillages, tuile par tuile. Les initiés sauront apprécier… Quant au tympan… Le tympan… Huit essais, à la loupe, avant de trouver le bon agencement, le dosage adéquat d’appliqué et de broderie…
Toutes ces heures de couture près de la fenêtre.
Et pour quoi ? Pour nourrir des mites !
Pas question !

Il avait bien fallu faire quelque chose…

C’est pour Mathilde qu’elle aura le plus de regrets.
Une véritable amie, Mathilde. Toujours là aux moments difficiles, avec sa douceur efficace, son bon sens, sa disponibilité. Pour les coups de rigolade, aussi, et jamais rivales, avec ça. Son Augustin, elle ne l’avait pas même regardé. Pas comme certaines, qui n’auraient pas dit non, s’il avait dit oui…

C’est elle qu’elle invitera en dernier, pour le thé. Après Antoine et puis Hortense. Il ne faudrait plus trop tarder d’ailleurs. Ils mettent tous tant de temps pour mourir depuis quelques mois.
Parce que … y a pas que les gens qui vieillissent mal, la mort-aux-rats aussi, apparemment.

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