de Fouad Laroui

Sélection Prix Jeunesse – Lauzerte 2013
Nouvelle extraite de Tu n’as rien compris à Hassan II (Julliard)

Le dimanche matin, dès le lever du jour, nous sautions du lit, mes deux sœurs, mon frère et moi, riant et criant d’excitation. Ma mère nous versait chacun une tasse de lait chaud et nous donnait un coup de peigne. Nous mettions nos plus beaux habits et nous descendions les escaliers quatre à quatre en poussant des cris d’Indiens. Alignés au bord du trottoir en nous tenant par la main (promesse faite aux parents), nous fixions au loin le point poussiéreux d’où ils allaient venir.

Nous attendions les Américains.

La camionnette apparaissait bientôt, brinquebalante, enveloppée d’une fumée âcre. Arrivée à notre hauteur, elle s’arrêtait dans un long crissement de pneus, et Tobias, le géant jovial à la barbe blanche, nous faisait signe de monter. Nous rejoignions dans le ventre du véhicule une douzaine d’enfants tout aussi excités que nous. Alma et Ann, les deux filles de Tobias, s’efforçaient de maintenir un semblant d’ordre sans jamais taper sur personne, ce qui nous semblait assez incongru. À vrai dire on ne les prenait pas trop au sérieux, l’Ann et l’Alma, les deux grandes blondes, costaudes comme des blédards des Doukkala et qui pourtant ne cognaient point. Personne ne défunta jamais dans leur camionnette, c’est dire…

Quant Tobias avait fait le plein de mômes, il écrasait le champignon et bientôt nous étions à la campagne, hors la ville et sa misère. D’abord c’était des terres jaunes et brûlées, des enfers de rien, des déserts de caillasse où seule la silhouette désolée d’un âne ou d’un mulet attestait la présence de l’homme. Puis nous arrivions dans une sorte de plaine où – miracle – l’herbe poussait et l’eau n’était pas un mirage. Au cœur de la vallée, entourée d’arbres et lactescente, se nichait la ferme de Tobias. Sa femme qui guettait l’arrivée de la camionnette, s’empressait d’ouvrir la grille. Nous étions arrivés.

Tobias et Ann, qui était l’ainée, emmenaient une partie des enfants sous un préau. Les plus petits – j’étais du nombre – étaient dirigés vers une sorte de vaste grange, de l’autre côté de la cour. Nous nous asseyions à même le sol, sur une bâche verte. Debout devant nous, un livre à la main, Alma attendait que tout le monde fût assis. Puis elle nous racontait des histoires dans un français chantant traversé par tous les vents du Texas. Nous la regardions, fascinés. Elle bougeait sans cesse, agitait les bras, courait d’un bout à l’autre de la grange en simulant la colère d’un sale type nommé Pharaon. Sa belle poitrine au roulis doux nous donnait le mal de mer quand les Hébreux traversaient la grande flaque. Que d’histoires, mon Dieu…

Heureusement qu’il y avait les images, sinon on n’y aurait pas compris grand-chose. De temps à autre, Alma déroulait une sorte de toile qui montrait une scène idyllique ou terrifiante, des agneaux broutant doux ou des villes se tordant sous des déluges de feu. Parfois c’étaient des portraits assez réussis. Alma disait d’un ton solennel, en pointant du doigt :

– Lui, c’est Joseph. Et lui, c’est Moïse.

Moïse portait la barbe, comme mon grand-père. Sur d’autres images, les femmes portaient un voile fin sur leurs longs cheveux noirs – comme ma mère.

Après une demi-heure, Alma s’arrêtait, un sourire extasié aux lèvres, rejetait ses longs cheveux blonds dans son dos et nous regardait posément, l’un après l’autre. Quand je serai grand, je me marierai avec Alma. Pensait chacun des vingt petits garçons. Sans se douter qu’il y avait dix-neuf rivaux redoutables.

Notre fiancée tapait dans ses mains, signal convenu qui nous faisait sauter en l’air comme autant de chats maigres et nous cavalions hors de la grange en hurlant de joie, car nous savions que la femme de Tobias – du diable si j’ai jamais su son nom – avait entre-temps dressé une immense table au centre de la cour. Sur la nappe se pressait une profusion de limonades de toutes les couleurs, de gâteaux, de pâtisseries américaines. C’était Byzance pas loin du Rif, c’était cette fameuse terre promise dont Alma nous avait fait la pub, c’était l’Amérique. Nous nous empiffrions, sur nos joues dégoulinaient des jus épais venus d’incroyables Florides. Tobias et sa tribu renonçaient à mettre de l’ordre dans le saccage de leur cours devenue pays de Cocagne, paradis des bâfreries enfantines, Canaan hic et nunc…

Encore aujourd’hui j’ai du mal à me débarrasser de ce préjugé ancré dans mon âme de pitchoune, que les Américains, c’est des gens qui te racontent des histoires pendant une demi-heure puis t’offrent une limonade pour faire passer.

Repus, rassasiés, nous allions jouer dans cet immense terrain d’aventures qu’était la ferme de Tobias. Les plus casse-cou montaient sur des poneys. Les autres jouaient au ballon ou à la balançoire ou tâchaient d’attraper de vilaines petites bêtes pour leur faire de vilaines choses. Vers la fin de l’après-midi, Ann et Alma, un peu fatiguées, nous enfournaient presto dans la camionnette et Tobias nous reconduisait à la ville. Chacun descendait devant sa maison. -Alors, qu’est-ce qu’ils vous ont raconté, les Américains ?

– Y avait un type dans un poisson…

– Un gros poisson !

– Même qu’il est pas mort ! Le type, pas le poisson !

Le père rit sous cape, il simule la stupéfaction.

– C’était pas plutôt le poisson qui était dans le bonhomme ?

– Mais non, mais non, regarde.

La fille cadette, qui a le don, s’empare d’un crayon et d’une feuille blanche. Elle dessine avec application. Une belle baleine apparaît avec un type à barbe blanche qui sourit derrière les fanons.

Le père :

– Ah ! Ah ! Il s’agit de l’histoire de Younès, un des grands prophètes de l’Islam.

– Alma a dit Jonas.

– C’est la même chose. Jonas, Younès.

Un autre jour les enfants s’époumonent à raconter au père l’histoire de Moïse. J’imagine ce dialogue, la nuit tombée, entre père et mère :

– Qu’est-ce qu’ils leur ont raconté, cette fois-ci ?

– L’histoire de sidna Moussa. Celle qui est dans la sourate Taha du Coran.

 

– Dieu bénisse ces Américains.

 

Noël approche, Alma est de plus en plus belle (Ann aussi, sans doute, mais qui la regarde ? L’amour me rend aveugle.) Les Américains nous racontent Noël en montrant de grandes planches où l’on voit un bœuf et un âne, ce qui fait rire les petits garçons et les petites filles : les Américains sont des nigauds, ils ignorent que l’âne est très bête et qu’on ne parle pas de l’âne sur un ton sérieux. C’est pourtant le ton qu’ont pris Alma dans la grande et Tobias et Ann sous le préau. Ils en font tant que nous finissons par prendre au sérieux cette histoire de paille, de bêtes et de bébé. Nous voilà bien pensifs dans la camionnette du retour.

Ma mère pétrissait la pâte qui ferait dans quelques heures ce pain si chaud et si odorant au sortir du four.

– Maman, le père Noël, c’est un Américain ?

Elle me regarde, réfléchit, continue de pétrir.

– Quand j’avais ton âge, j’ai vu des soldats américains traverser Casablanca. Par hasard je me trouvais dans le quartier juif. Les Juives sortaient dans la rue, folles de joie. Elles dansaient et chantaient : « Les Américains sont arrivés ! Les Américains sont arrivés ! » Les soldats nous jetaient des chewing-gums et des plaques de chocolat.

– C’étaient les mêmes Américains que Tobias et Alma ?

– Oui, mais il y en avait qui étaient tout noirs. Noir noir ! C’était incroyable.

Tout cela m’intéresse peu.

– Maman, est-ce que l’on va fêter Noël ?

Mon grand-père, qui habite chez nous, n’a rien perdu de la conversation, assis qu’il est sur un tabouret, au milieu de la cuisine. Il se gratte le haut du crâne en me regardant avec inquiétude. Le lendemain, il croise, la voisine, une Française, dans l’escalier.

– Dîtes-moi, madame Mercier, c’est quoi exactement, Noël ?

La bonne dame sourit.

– Nous fêtons la naissance de Jésus.

– Excellente idée, approuve mon grand-père, en hochant gravement la tête.

– Jésus, vous l’appelez Issa, n’est-ce pas ?

– Sidna Issa, madame Mercier. Sidna cela veut dire Notre Seigneur.

– Vraiment ? Eh bien, Noël, c’est la fête de votre Seigneur Issa.

 

Le grand-père expose sa théorie de l’éducation :

– Il ne faut jamais priver les enfants de plaisirs innocents et qui ne coûtent rien.

Les enfants réclament un arbre de Noël ? Le père s’en chargera. Sous les yeux émerveillés des quatre mômes, un végétal mal défini s’en vient occuper le centre du salon, dressé dans un seau rempli de terre. La porte étant restée ouverte, le voisin le hadj Fatmi, s’invite parce qu’il a humé de son étage l’odeur d’une harira à damner les saints. Il reste sur le pas de la porte, un peu méfiant.

– C’est quoi cette espèce de branche de marronnier, là ?

On lui explique 1) que ce n’est pas une branche de marronnier 2) que c’est une branche d’eucalyptus 3) que, chut ! il ne faut rien dire aux enfants, qui croient que c’est une branche de sapin, et même un sapin tout entier. Le voisin est tout content d’avoir compris l’astuce, il entre dans le jeu des adultes avec force clignements d’yeux. Il nous montre la chose du doigt et hurle, les yeux exorbités :

– Le sapin ! Le beau sapin ! C’est un sapin ! Sa-pin !

Il en fait tellement qu’on commence à se demander si on ne s’est pas fait avoir. Nous nous regardons tous les quatre, inquiets. Sur ces entrefaites le fils du hadj Fatmi débarque, alléché lui aussi par l’odeur de la harira qui a envahi tout l’immeuble. Mis au courant, ce grand échalas boutonneux ne peut résister au plaisir d’étaler sa science et de ruiner nos rêves.

– Peuh ! Ce n’est pas du sapin, ça, c’est de l’eucalyptus.

Je tire le pan de la chemise de mon père et chuchote :

– Papa, c’est quoi un eucalyptus ?

Le père est très embêté. Il a la religion de la science, il veut que ses enfants apprennent tout, et d’ordinaire il ne raterait pas une si belle occasion d’expliquer de long en large l’histoire de l’eucalyptus (introduit au Maroc vers 1935 par les Français, etc.). De là, il serait passé et koala et, carrément, à l’Australie. Mais peut-il participer au saccage de nos illusions en confirmant la terrible révélation du fils Fatmi ? Doit-il mentir ? Finalement, tout se passe très bien. Nous nous moquons de la métamorphose de notre sapin en calyptus, après tout nous n’avons jamais vu de sapin, n’importe quel arbre fait l’affaire. L’important, c’est Noël. À ce propos…

– On a appris une chanson ! On a appris une chanson !

Les adultes se taisent et font cercle. Nous voilà tous les quatre alignés, de la plus grande au plus petit, les mains jointes derrière le dos, le ventre un peu en avant. Nous entamons de toutes nos maigres forces :

– Mon beau sapin/Roi des forêts…

On s’arrête comme on a commencé : en chœur. On a tous oublié la suite. Qu’est-ce qui lui arrive à ce satané sapin ? Il tombe, il brûle, il s’envole dans les airs ? Dans le doute, on y va de notre goualante une deuxième fois :

– Mon beau sapin/Roi des forêts…

Rien à faire, ça n’embraye pas. On ne sait plus. Nous baissons la tête. Généreuse, l’assistance applaudit au lieu de nous huer (le fils Fatmi ricane) et nous allons cacher notre honte dans les coussins ou derrière un livre d’images.

Tout se gâte quand le cousin Abdelwahab, un ténébreux coriace qui loge chez nous, revient du travail. Il sursaute :

– Y a un arbre dans le salon !

On lui explique que les enfants fêtent Noël.

– C’est une coutume de Chrétiens, ronchonne-t-il. On n’est pas des Chrétiens, quand même.

Pendant un quart d’heure, il jette des coups d’œil furieux à la branche d’eucalyptus, qui ne lui a pourtant rien fait. Puis il explose :

– Ou l’arbre sort ou je sors !

Éclat de rire général. Il répète furieux :

– Je le jure devant Dieu : c’est l’arbre ou c’est moi !

On se rend compte que le cousin ne plaisante pas. Il a juré devant Dieu. Il n’allait pas rater une si belle occasion de prouver qu’il est plus dévot que toi et toi et elle et même lui, là-bas. Le voilà qui s’adresse au pater familias :

– Tu veux faire de tes enfants des petits Chrétiens ?

Sentant un flottement généralisé, il arrache la branche du seau et s’en va la déposer, comme un héros, sur le palier. Les enfants pleurnichent un peu puis, la harira étant enfin servie, tout le monde se désintéresse de la question. Tout le monde, sauf moi. Personne ne s’aperçoit que je sors furtivement, après le dîner, au lieu d’aller dans ma chambre.

 

Me voilà à coltiner une grosse branche d’eucalyptus à travers les rues de la ville. Des types louches soupçonnent qu’il y a de l’argent à gagner dans cette nouvelle activité et se mettent à me suivre en me posant toutes sortes de questions. Hé, p’tit gars ! C’est quoi ce bout d’arbre qui dépasse de derrière ton épaule ? Tu roules pour qui ? Pour M’chich le milliardaire ? Qu’est-ce qu’il a encore inventé, ce diable de M’chich ? À qui tu vas livrer la branche ? Hé, on te parle ! Réponds, maudit morveux !

Comme je ne desserre pas les dents, les louches s’énervent. L’un d’eux s’enhardit et m’arrache le fardeau, ce qui m’envoie valdinguer dans le caniveau. Le voleur examine soigneusement son butin. Ses complices font cercle, attentifs. Au bout d’une dizaine de minutes, lassés de regarder une branche qui n’a pas l’air de vouloir se transformer en rameau d’or, les brigands s’en vont et je récupère mon eucalyptus. En route !

Je croise Samuel et Thierry au moment où ils sortent du cinéma Royal Calypso.

– Qu’est-ce que tu fais avec cette branche ? me demandent mes condisciples.

Je leur explique qu’il s’agit d’un sapin de Noël (enfin, presque) et que je vais l’enterrer dans le parc. Pour rien au monde je ne leur avouerais deux choses : j’ai osé parler à Alma ! Mais n’ayant rien à lui dire, j’ai bredouillé : « Ma’moiselle, qu’est-ce qu’ils font les gens de l’arbre de Noël après Noël ? » Et très sérieusement, pendant que je me noyais dans le bleu profond de ses yeux, Alma m’a répondu :

– Ils vont dans la forêt et ils le replantent.

Je fais passer cela pour un fait bien connu, une tradition que nul n’est censé ignorer. Intéressés, Samuel et Thierry proposent de m’accompagner. Pas loin d’un grand bâtiment blanc (des années plus tard j’allais apprendre qu’il s’agissait d’une prison), nous trouvons de la terre suffisamment meuble pour y planter la branche. Samuel et Thierry sortent toutes sortes de bonbons et de chocolats de leurs poches et nous faisons bombance sous l’eucalyptus. Mais, à propos, ils doivent avoir un vrai sapin chez eux, mes deux commensaux ?

– Nous, on est juifs, dit Samuel, on fête pas Noël.

– Mon papa, il est communiste, dit fièrement Thierry.

– Ça veut dire quoi, communiste ?

– Ça veut dire qu’on fête pas Noël.

Puisqu’il en est ainsi, nous redoublons d’entrain sous l’eucalyptus et les bonbons n’en sont que plus bons. Une aubaine : Thierry connaît par cœur Mon beau sapin, roi des forêts. Il nous en apprend les paroles et nous faisons chorus. Puis on se raconte les uns les autres l’histoire de Moïse, celle de Joseph, celle de la baleine. Marrant ! Ces histoires, on les connaît toutes, nous autres, Samuel le fils de Jacob, Thierry le fils de communiste, et moi, fils de mon père. Petit à petit les étoiles s’allument et au loin les miradors. Il va falloir songer à rentrer.

 

Il y a quelques années, je suis revenu dans la ville de mon enfance. Je suis allé me promener dans le quartier où j’ai grandi. La prison où tant d’hommes s’étaient étiolés se dresse toujours là, pas loin du fleuve, mais il paraît qu’on n’y enferme plus les poètes ni les écrivains. Où sont, aujourd’hui, Samuel et Thierry ? Partis tous les deux, sans doute… Thierry serait allé faire ses études en France puis il y aurait fait sa vie, avec parfois la nostalgie du soleil marocain. Où était Samuel ? Ses parents parlaient autrefois du Québec comme d’une terre promise… Qu’étaient devenus Tobias et sa femme, et Ann et Alma, ma chère Alma ? Peut-être les avait-on forcés à quitter le pays, à la suite d’une plainte ou d’une dénonciation…

Près de la courbe du fleuve, là où je m’étais autrefois assis avec Thierry et Samuel, un arbre solitaire se dressait. Était-ce un eucalyptus ? Notre branche avait-elle fleuri ? Je me suis mis à rire en pensant à ce qui avait été le plus étrange Noël de ma vie. Le plus beau. Le seul, d’ailleurs.

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