de Françoise Guérin
Sélection Prix Jeunesse – Lauzerte 2012

La nouvelle  Les nattes a reçu le prix jeunesse de la nouvelle – Lauzerte 2012

(Ce texte est paru en 2007 dans le recueil « Mot compte double » publié aux éditions Quadrature (Belgique) et réédité en 2010 dans le recueil « Quatre carnages et un enterrement » aux éditions D’un Noir Si Bleu. Il avait été préalablement publié dans plusieurs revues. Une version radiophonique, « Les nattes de Magda », a été diffusée en 2005, dans l’émission « Les Petits Polars » (Radio-France).

J’ai verrouillé la porte de notre chambre. Je n’aime pas être dérangée lorsque je me laisse aller à mes souvenirs. La boîte est posée sur le couvre-lit. Depuis combien de temps ne l’ai-je pas ouverte ? Je caresse le couvercle. Mes doigts sont glacés et mon souffle est comme prisonnier. Anka, si tu savais comme tu me manques…

Quand ils arrivèrent dans notre immeuble, ils avaient l’air de ce qu’ils étaient : des voyageurs sans fin au regard harassé. La mère parlait à peine le français. C’était une dame toute menue, robe noire, bottines noires, petit chapeau orné d’une voilette qu’elle mettait même pour aller faire son marché. Ma mère disait qu’elle se donnait des airs. Des airs de quoi ? Je n’ai jamais su. Le père était peintre, artiste peintre… Du matin au soir, il s’enfermait dans la remise que mon père lui louait pour une somme modique, pourvu qu’il en chassât les rats. Lorsqu’on le croisait dans les escaliers, il s’écartait pour nous laisser passer et s’inclinait poliment. Je voyais alors briller sur quelques mèches de ses cheveux un peu de peinture bleue. Rien que du bleu, toujours le même. Quand ma mère était chargée, il s’offrait à porter le panier. Un homme bien comme il faut, avec de bonnes manières, s’étonnait-elle, mais mon père lui répétait de se méfier. Avec ces gens-là, on ne sait jamais. Ils ne sont pas ce qu’ils montrent ! disait-il en hochant gravement la tête. Tout le monde sait qu’ils sont manipulateurs, envieux et dissimulateurs. Pour preuve de ce qu’il avançait, il brandissait des journaux sur lesquels d’effrayantes caricatures dépeignaient nos voisins en monstres tentaculaires. Ma mère ne disait rien. Elle tricotait, encore et toujours, les mêmes pulls trop étroits, en comptant interminablement ses mailles, à ce point détachée du réel que le monde extérieur faisait figure d’inquiétante chimère. Moi, cachée derrière le judas, j’observais ces gens-là, dans la pénombre de l’escalier, en cherchant à discerner toutes les choses infâmes qu’ils cachaient.
Les jours de fêtes juives, notre voisine frappait à notre porte pour nous offrir des pâtisseries joliment disposées sur une assiette. Ma mère quittait en soupirant son cher ouvrage et remerciait, avec cette politesse froide dont elle avait le secret. La porte refermée, elle soulevait avec prudence le torchon de lin blanc et vidait les gâteaux du diable dans la boîte à ordure. Elle me répétait de ne pas jouer avec notre jeune voisine dont les tresses brunes sautillaient chaque soir, après l’école, dans la courette où nous faisions rebondir nos balles. Je feignais de l’écouter mais, malgré moi, je n’avais qu’une envie : faire de cette fille gracieuse mon amie de cœur.

Vers la fin de l’année 1937, Paris inquiet vit affluer de nouvelles vagues de réfugiés. Mon père marmonnait, le soir, dans la cuisine, en agitant son journal mais je n’y prenais plus garde car j’avais une amie, une vraie, dont je partageais les jeux et les enthousiasmes. Anka connaissant tant de choses, pétillait de tant de projets ! Chaque jour, après l’école, nous nous retrouvions sur les marches, tout en haut de notre immeuble, d’où nous pouvions, sans être vues, surveiller les allées et venues des locataires. De rêveries en confidences, nous nous disions ce qu’on se dit à treize ans, que la vie nous mènerait loin, bien plus loin que nos parents. Nous serions riches, nous serions célèbres et rien ne pourrait jamais nous détruire. Serrées l’une contre l’autre, nous échangions d’enivrants serments, assortis d’épreuves destinées à établir notre bravoure et notre dévouement. Puis, par jeu, nous échangions rubans et vêtements. Mon amie était plus élancée que moi. J’aurais voulu lui ressembler, posséder ses nattes régulières, moi à qui la nature avait infligé une chevelure épaisse et raide comme un casque de poilu. Face à elle, je me sentais empruntée et sans attrait, une pauvre fille sur qui les regards ne se posaient jamais.

Nous passâmes ainsi les deux plus belles années de notre vie, jusqu’à l’entrée au lycée où Anka fut immédiatement l’objet de toutes les attentions. Malgré mes excellents résultats, c’est sur mon amie que le regard de mes professeurs s’attardait invariablement. Comment aurait-il pu en être autrement ? Elle rayonnait. Sa peau parfaite accrochait la lumière et ses tresses facétieuses traçaient dans l’espace de si jolis dessins qu’il m’arrivait de les voir en rêve. Souvent, après le lycée, je suivais Anka jusqu’à la remise où les toiles de son père faisaient vibrer l’air de leur bleu hypnotique. Je n’avais jamais vu des tableaux comme les siens. Les lignes en étaient fluides. Les corps noueux, radicalement bleus, tremblaient d’une vie confisquée. Je n’étais pas experte mais savais qu’il y avait là une œuvre forte et presciente. Les toiles s’entassaient le long du mur, des dizaines de tableaux impossibles à écouler, dans ces temps où toute œuvre affranchie du classicisme faisait figure d’art dégénéré. Assises sur de vieux tabourets, nous regardions le père d’Anka exercer son talent clandestin, la tête chavirée par la térébenthine. Ensuite, nous regagnions notre repaire. Nous avions pris l’habitude de travailler ensemble, installées sur les plus hautes marches de l’escalier, face à la porte de la Mère Yvette. Là, loin du Paris morose où les rumeurs de guerre se faisaient, de jour en jour, plus précises, nous nous récitions mutuellement nos leçons et je me laissais bercer par l’accent si doux de mon amie. Sa voix me parlait des steppes sans horizon, du violon entêtant qui vous fortifie l’âme et du samovar qu’on allume le vendredi, juste avant le coucher du soleil. Parfois, l’ombre de quelque fantôme traversait le palier, sur la pointe des pieds, et le regard limpide de mon amie se brouillait un bref instant. J’en profitais pour m’emplir de ce visage aimé qui, soudain, perdait de sa fierté et n’en était que plus touchant. Je lui en voulais un peu de m’abandonner, moi, son amie bien réelle, pour aller goûter la nostalgie d’un passé dont elle ne partageait pas le secret…

Lorsque la guerre fut déclarée, la Mère Yvette, qui n’avait jamais brillé par son courage, prit le parti de mourir brusquement. Qu’à cela ne tienne, nous nous installâmes un peu plus confortablement sur son palier désormais désert. Enfants des villes, nous étions à l’aise dans notre refuge, tout au sommet de l’immeuble où plus personne ne venait jamais nous déranger. Nourrie de récits chevaleresques et de poésie épique, notre amitié avait la flamboyance des romances du temps passé. À l’abri dans notre donjon, nous éprouvions, à chaque instant, notre loyauté et le caractère exclusif de notre passion.

Malgré l’occupation et les effets du rationnement, ma mère continuait de tricoter. Faute de trouver des écheveaux neufs, elle défaisait son ouvrage pour le recommencer, semaine après semaine, au point que la laine était usée sans jamais avoir été portée. Mon père triomphait. Le Pilori et Gringoire lui donnaient raison. Il parlait de m’emmener au Palais Berlitz, visiter une exposition très instructive sur Le juif et la France. Je le laissais parler. Toute à mon amitié pour Anka, il me semblait que je naviguais entre deux mondes résolus à ne pas se rencontrer.

Dans les mois qui suivirent, les mailles du filet se resserrèrent et Anka fut exclue du lycée. Elle ne sortait plus par crainte des rafles. Mon père exultait. Le soir, je montais rejoindre ma compagne d’aventures, avec mes livres et mes cahiers. Je lui avais promis de tout lui raconter : les leçons auxquelles elle n’assistait plus, les frasques de nos camarades et tout ce que je voyais, dans cet extérieur dont elle était désormais privée. Les murs de notre cage d’escalier constituaient une citadelle en plein Paris, une forteresse qui nous protégeait des affres de la guerre et du crime imprescriptible qui s’exerçait autour de nous. Protection illusoire, mais cela semblait si loin, si peu réel…
Anka s’ennuyait. Derrière nos remparts, elle m’attendait, le jour durant. Soudain, je devenais tout pour elle. J’étais son seul lien avec l’extérieur et elle ne vivait que par moi…

Notre existence paisible se poursuivit jusqu’au début de l’année 1942 où un nouveau locataire emménagea au dernier étage. Étudiant en médecine, il fit irruption dans notre royaume et quelque chose dans son sourire nous bouleversa. Nous nous levâmes promptement des marches où nous étions assises et le livre de poésie glissa des genoux d’Anka. Encore aujourd’hui, je la soupçonne de l’avoir fait tomber à dessein. Il se précipita pour le ramasser… La suite ressemble à ces contes que nous lisions, enfants, à la tombée du jour. Leurs regards se croisèrent et, immédiatement, je sus que j’étais de trop.

Julien prit l’habitude de nous rejoindre sur le palier. Il s’insinua dans notre amitié comme une eau qui s’infiltre à travers un mur dont on ne devine pas les fissures. Sidérée, je vis, jour après jour, la faille devenir brèche et notre nouveau voisin s’y engouffrer sans vergogne. Notre citadelle intrusée, soudain, ne nous protégea plus et je ressentis la terreur qu’on éprouve devant un monde qui s’effondre. Entre Julien et Anka se noua une relation légère et douce à laquelle je ne fus pas conviée. Ils lisaient le même ouvrage et se parlaient à mi-voix, assis côte à côte sur la même marche. De temps en temps, je voyais la main de Julien errer sur les nattes soyeuses de mon amie et, je l’avoue, j’avais un peu honte de ce que je ressentais. Je feignais de lire, de me retrancher plus encore sur mon coin de palier mais ces deux-là irradiaient et la jalousie me torturait en silence. Anka passait de moins en moins de temps avec moi, nous ne nous récitions plus de poésie, elle n’avait plus la tête à ça. Elle, si forte, si volontaire, se préoccupait à présent de frivolités. À dix-sept ans, elle voulait devenir femme et me demandait conseil pour séduire Julien et quitter ses oripeaux d’adolescente. Je l’aidais de mon mieux.

Un soir d’avril 1942, Anka attendait, tremblante, au sommet des marches. Lorsqu’elle reconnut le pas familier, elle se raidit et son regard vint chercher secours près de moi. Je lui fis signe d’avoir confiance. Comme prévu, Julien accusa le coup devant ses cheveux sacrifiés. Une vilaine grimace zébra son visage mais il se reprit et lui sourit si tendrement que je détournai le regard, mortifiée…

Ils partageaient le même immeuble. Elle était juive, il ne l’était pas. En ce mois de juillet 1942, cela faisait toute la différence. Elle rêvait de lui. Il cherchait son regard. Ils s’effleuraient en se croisant dans l’escalier. Il avait touché sa main, elle posait ses doigts sur la rampe, aux mêmes endroits que lui, étonnée des sensations que cela faisait naître en elle.
Lorsque les camions se garèrent dans notre rue, ma mère ne leva pas les yeux de son tricot. Elle en était aux diminutions des manches, pas question de se laisser troubler par des futilités. Mon père posa son journal en déclarant qu’il était temps. J’entendis une cavalcade dans l’escalier, des cris…
Je ne revis jamais Anka et sa famille.

Il y a longtemps que j’ai quitté l’immeuble de mon enfance pour une résidence chic avec vue sur la Seine. Je suis riche, je suis célèbre. En somme, tout ce qu’Anka m’avait prédit s’est réalisé. Avec précaution, j’ouvre la boîte oblongue où je conserve les souvenirs qui me restent d’elle. Julien ignore tout de ce sanctuaire secret. À présent, moi aussi, j’ai mes fantômes… Mon reliquaire contient peu de choses : un ruban de velours que je caresse sans fin. Il sent encore l’escalier, la craie, les vieux livres aux pages humides. La photo d’Anka est devenue fragile comme le verre. Elle me regarde, sans reproche, avec son sourire de quinze ans et ses rêves plein la tête. Ses longues nattes brillent sur ses épaules. Les voilà, d’ailleurs, intactes, alignées au fond de la boite, telles que je les ai déposées, en avril 1942. Il y a aussi les ciseaux dont je me suis servie. Mes doigts n’ont pas tremblé malgré ses larmes…

Que dire d’autre ? Exhumés un par un de la remise, mes tableaux se sont bien négociés. Les collectionneurs se les arrachent, crient au génie et me portent aux nues. Chaque année, aux Beaux- Arts, des étudiants dissertent sur le sens de ces corps entremêlés, tendus et comme torturés par un étrange destin. Malgré mon âge, je donne encore quelques interviews. On me prête l’excentricité des artistes, un mystérieux talent, une inspiration prophétique. Bien sûr, j’ai toujours refusé de révéler le secret de ce bleu, si intense qu’il vous vrille l’âme.

Ma mère a cessé de respirer l’année dernière, entre deux mailles jersey. J’ai terminé son rang puis j’ai planté les aiguilles dans la pelote avant de glisser le tout, près d’elle, dans son cercueil. Quand je vais la voir, au cimetière, il me semble l’entendre encore compter du bout de ses lèvres sèches. Elle a rejoint mon père, ses journaux, ses convictions et sa rage.

Mon mari ne m’accompagne pas au cimetière. Il reste à son cabinet. Il n’y reçoit plus de patients mais il lit, c’est du moins ce qu’il me dit. Je sais qu’il s’y réfugie pour rêver en paix. Je préfère ne pas savoir à qui. Il n’a jamais voulu pardonner à mes parents. Il reste persuadé que c’est mon père qui a dénoncé Anka et sa famille.
Il n’a pas besoin de connaître la vérité.

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