Le Scribe prétend qu’il faisait grand beau ce jour-là. C’était une journée à ne rien faire, à rêver, à compter les rayons du soleil.

Toute la matinée, à sa table de travail, il avait reçu ses clients, les avait écoutés, et avait écrit leurs lettres. Un poème pour l’une, une déclaration pour l’autre… La routine. Sa spécialité était affichée en grand sur la porte de sa boutique : « Lettres d’amour et d’amitié ». Il avait toujours refusé les lettres juridiques ou administratives, les lettres d’insultes et les rapports de stage. Il acceptait de temps en temps une lettre de condoléances, ou un carton d’invitation, s’il pouvait les ranger dans la rubrique « lettres d’amitié ». Sinon non, là-dessus le Scribe était intraitable – c’est du moins ce qu’il prétend.

Midi et demi. Le Scribe mit un point final au bas de la feuille, tendit la lettre à la femme assise face à lui, et posa son stylo. La femme lut et sourit :

– Merci ! merci mille fois, dit-elle. J’espère qu’avec ça, il comprendra !

– Je l’espère aussi, madame.

Il avait mis tout son cœur à l’ouvrage, ce n’était pas qu’une page d’écriture, c’était un cri, un cri déchirant. Si l’autre ne l’entendait pas, c’est que c’était un abruti, et en ce cas mieux valait pour la femme qu’il ne revienne jamais vers elle. Le scribe expliqua cela à sa cliente, avec une grande douceur, elle hocha la tête, paya sa lettre selon le tarif affiché et sortit de la boutique, radieuse.

Le scribe prétend avoir rejoint le bistrot du coin de la rue, commandé le plat du jour, puis s’être laissé aller à rêvasser. Il imagina les retrouvailles de sa cliente avec l’homme qu’elle aimait, et il eut un instant de vive satisfaction : c’est quand même un beau métier, scribouillard, pensa-t-il. Aussitôt, tandis qu’il prenait sa fourchette, la douleur le saisit, toujours la même. Il plia, déplia la main, bougea les doigts, les tendit, les détendit. La crampe à la main, sa vieille compagne. Toujours fidèle, celle-là, inutile de lui écrire des lettres. La crampe passa lentement, la main resta engourdie un moment, le Scribe soupira.

– Toujours cette vieille crampe ? lui demanda Félix, le patron.

– Hélas, dit le Scribe. Les risques du métier…

Il se sentit fatigué d’un seul coup. Il regarda sa main, toute pleine des chagrins des autres. Chagrins d’amour, chagrins d’amitié… sa main semblait les absorber. D’accord, il y avait les déclarations, plus joyeuses, plus pimpantes. Mais est-ce qu’une déclaration d’amour n’est pas un chagrin en sursis ? une promesse de chagrin ? hein ? Le scribe prétend avoir voulu chasser ces pensées d’un revers de la main. Et là. Aïe ! Nouvelle crampe.

– T’as jamais songé à faire autre chose ? dit Félix, en regardant la main du Scribe et on eut dit qu’il s’adressait à la main directement, et non à son propriétaire.

– T’en penses quoi ? demanda le Scribe à sa main.

La main se posa bien à plat sur la table. Félix et le Scribe hochèrent la tête avec gravité : la main avait parlé.

Qu’est-ce qu’elle avait dit exactement ? Le Scribe prétend avoir été traversé par une intuition soudaine, sans savoir laquelle. Il lui semblait que la réponse était dans sa main et qu’on verrait bien ce qu’il se passerait. Faire confiance, pensa-t-il, faire confiance au destin ; et à ma main.

Le Scribe prétend être revenu vers sa boutique les mains dans les poches. Au fond de sa poche la main scribouilleuse se reposait.

Le grand beau temps, la boutique, la main, les lettres à écrire, les chagrins… La pensée surgit soudain : tout envoyer balader et aller se promener ; ou encore : tout envoyer promener et aller se balader. Dans quel sens je l’écrirais, hein ? se demanda le Scribe, par déformation professionnelle.

D’abord il vit la femme, devant la vitrine.

Ensuite il vit la laisse qu’elle tenait à son poignet.

Puis le petit animal au bout de la laisse.

Le Scribe prétend avoir douté de ce qu’il voyait. Il s’arrêta un instant, perplexe, figé sur le trottoir d’en face.

Enfin il traversa la rue, jusqu’à sa boutique.

La femme se retourna aussitôt, sourire, bonjour, c’est bien vous, le Scribe ?

– Oui, oui, c’est bien moi.

– Je voudrais vous demander quelque chose…

Le Scribe prétend qu’une nouvelle crampe à la main le saisit à cet instant précis.

– Pas une lettre, j’espère ! Rentrez, je vous en prie.

La femme le suivit dans la boutique, la laisse à la main, et le petit animal au bout de la laisse. Est-ce que les animaux étaient interdits ou tolérés dans sa boutique ? Il se s’était jamais posé la question.

– Madame, votre animal… dit le Scribe, embarrassé.

– Vous n’aimez pas les chiens ? Vous êtes allergique ? Vous avez été mordu et vous vous méfiez, c’est ça ? Celui-ci est très doux, très gentil, je vous assure. Regardez, il ne bouge pas.

– Mmm… Dites-moi, vous savez ce que c’est ?

– Ce que c’est, quoi ? dit la femme.

– Ça ! dit le Scribe, en désignant la chose.

– Ben, non, je ne connais pas cette race. C’est un petit chien original, un museau très fin, des oreilles pointues… Et vous avez vu, ses yeux, comme ils sont vifs ? Non, je ne sais pas le nom. Vous savez comment ça s’appelle ?

– Asseyez-vous madame, je vous en prie.

Il attendit qu’elle soit assise.

– Ce n’est pas un chien, madame.

– Pardon ?

– C’est un renard.

– … Quoi ?

– Un renard. Comme dans le Petit Prince, mais en vrai. Vous vous souvenez, le Petit Prince ?

La femme semblait hagarde, incrédule, elle fit signe que oui.

– Dans le livre, le Petit Prince apprivoise un renard, vous avez fait la même chose : vous avez apprivoisé un renard. Où l’avez-vous trouvé ?

– En me promenant, dans une forêt, il m’a suivie… J’ai pensé que des gens avaient abandonné leur petit chien et je l’ai recueilli. Vous êtes sûr ? C’est un renard ?

– Affirmatif ! dit le Scribe. Qu’est-ce que vous allez faire ? Ce n’est pas un animal domestique. Même si pour le moment il en a tout l’air.

La femme regarda l’animal, sagement couché à ses pieds.

– Un renard… C’est pour ça que je le trouvais bizarre ?

– Sans doute.

– Il ressemble beaucoup à un chien, quand même !

– Si on veut…

Ils parlèrent alors du devenir du renard. Et tombèrent d’accord sur une solution : retourner dans la forêt et rendre l’animal à sa vie sauvage. Le Scribe fut content de parler d’autre chose que de lettres, que de chagrins d’amour ou d’amitié, ou de déclarations.

– Bien, dit-il, qu’est-ce qui vous amenait, madame Renard…

Et il éclata de rire ; elle aussi.

Le scribe prétend que dès cet instant il la surnomma « La Femme-renard ». Il prétend qu’elle accueillit ce surnom avec un grand sourire.

– Voilà, dit la Femme-renard : je suis venue vous proposer une association. Félix, le patron du restau, est un de mes amis, il m’a parlé de votre crampe à la main. Il se fait du souci pour vous, Félix, vous savez…

– Non, je ne pensais pas…

– J’aime écrire des lettres, et je sais bien le faire. J’écris les lettres des autres depuis toute petite, les cartes d’anniversaires, les vœux, les lettres d’amour, toutes sortes de lettres…

– Vous êtes plus calée que moi, alors. Moi, mon rayon, c’est l’amour et l’amitié.

– Alors je pourrais faire le reste. Vous gardez votre spécialité et je m’occupe des autres demandes.

Le scribe prétend avoir gardé le silence un moment. Pris sa décision en quelques dizaines de secondes.

– Prenez tout, dit-il enfin, prenez tout. Je lâche l’affaire. Ne soyez pas mon associée, reprenez ma boutique ! J’ai une clientèle fidèle, un bon emplacement, faisons affaire ensemble

La Femme-renard sourit, se tut un instant, puis :

– D’accord !

Le premier client de l’après-midi entra peu après, et le Scribe céda la place.

Il alla se promener en forêt, rendit le renard à sa vie de renard. Puis il s’installa en terrasse, but un verre avec Félix. Sa main savoura ce repos et les crampes disparurent. Il se mit à rêver, et à compter les rayons du soleil.

La Femme-renard prétend que c’est ainsi qu’elle succéda au Scribe.

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