de Manu Causse

Assis sur la pierre du Nil, immobile, le scribe lisait. Il lisait les listes, les signes qui disaient : mille bœufs de Pharaon. Six cent dix ibis. Dix-neuf barques chargées de pierres. Le scribe lisait, et les signes défilaient sous ses yeux. Oiseaux, fleurs, feuilles. Soldats de profil. Danseuses, peut-être.

Or il arriva qu’un renard, une renarde plutôt, s’approcha prudemment du scribe, plutôt gras, qui avait déposé sur la pierre à ses côtés un riche repas.

–  Que fais-tu, gentil scribe ? demanda la renarde, avec un regard de biais sur la viande séchée et les dattes grasses.

L’homme la considéra avec un peu de mépris.

– Je lis, Renarde. Tu ne saurais comprendre.

– Explique-moi, demanda l’animal.

Elle louchait sur un quart de fromage riche comme les berges fertiles, sec comme le désert.

Le scribe eut un petit rire :

– T’expliquer les signes ? Il faudrait des années à un homme pour les comprendre ; il te faudrait des siècles à toi, pauvre animal, pour déchiffrer ne serait-ce qu’un dixième de ces hiéroglyphes. Et tu n’as pas des centaines d’années à vivre, conclut l’homme sèchement.

La renarde se glissa près de lui et posa le museau sur son épaule (ainsi elle se trouvait entre le scribe et son repas)

– Dans ce cas, ne m’en explique qu’un. Celui-ci, le premier. On dirait un escargot ou les traces que laissent derrière eux les insectes du désert.

– C’est un papyrus, expliqua l’homme, pédant. Un livre. Regarde cette ligne. Elle dit : « Livre du compte des richesses de Pharaon »

– Fascinant, souffla la renarde (elle avait déjà mis la patte sur une grappe de raisins). Ainsi, tous les biens de Pharaon se trouvent dans ces pages, sur ces papyrus ? Les moutons et les esclaves, les palais et les pyramides et tous les paysans qui, du matin au soir, travaillent pour la plus grande gloire du roi des rois ? Ainsi, si je prenais dans ma gueule ce petit signe, tout en bas, qui ressemble tant à un agneau, je sentirais sur ma langue le tendre ruissellement de sa viande fraîche ? (Sans que le scribe s’en aperçoive, elle lui avait subtilisé un dessert aux figues et au lait de chamelle, particulièrement succulent).

Le scribe partit d’un nouvel éclat de rire.

– Pauvre renarde, tu ne comprends donc rien ? Si tu mangeais ce signe – ce qu’à Pharaon ne plaise, car il pourrait te tuer pour cela – ta langue ne trouverait que l’âcre goût du papyrus. Les agneaux existent, tout comme les hiéroglyphes, mais ils se trouvent dans des dimensions différentes.

Le ventre de la renarde, justement, prenait cependant des dimensions imposantes ; tandis que l’homme parlait, elle avait englouti les deux tiers de son repas.

– Qu’adviendrait-il des agneaux, si les signes n’existaient pas ? interrogea la renarde (qui se demandait si elle allait poursuivre son repas par la grappe de dattes ou voler une gorgée de vin mauve dans l’outre).

Le scribe demeura perplexe.

– Eh bien, les agneaux resteraient où ils sont, je suppose. Mais Pharaon ne pourrait les compter ; il lui serait impossible de se réjouir de l’immensité de sa richesse, de connaître l’étendue de ses biens, l’ampleur de sa magnificence.

– Ainsi, Pharaon serait moins riche si les signes disparaissaient ?

A présent, le scribe doutait. Instinctivement il saisit une datte, sans s’apercevoir qu’il n’en restait qu’une sur la grappe.

– Pharaon… demeurerait riche, je suppose, simplement il ne le saurait pas. Ou moins bien. Ses richesses deviendraient…

Mais d’un mouvement vif, la renarde avait happé le rouleau de papyrus dans sa gueule et s’était réfugiée tout en haut d’un rocher, hors de portée du scribe.

– Je crois que je tiens la richesse de Pharaon, scribe, articula-t-elle entre ses dents serrées.

– Rends-le moi ! s’époumona le pauvre homme. Rends-le moi ou Pharaon me fera tuer. Je t’en prie, gentille renarde, rends-moi mes papyrus. Je te donnerai tout ce que j’ai. Ma maison, mon affection, mon repas…

Alors, seulement, l’homme se rendit compte que tous ses mets avaient disparu.

-S’il te plaît, belle renarde, n’abîme pas mes papyrus. Je te pardonne de m’avoir volé ma nourriture ; je t’apprendrai les hiéroglyphes si tu le désires, mais je t’en supplie, rends-moi mes livres.

La renarde, pourtant, était d’humeur badine. Repue et satisfaite, elle décida de taquiner le scribe. Gardant les papyrus entre ses pattes, elle lui lança :

-Je te rendrai tes précieux rouleaux, scribe, si tu me racontes une histoire. Une très belle histoire. Avec des signes, le désert et des agneaux.

Le scribe hésita ; consciencieux fonctionnaire, il ne connaissait pas d’histoires. Il se contentait de tracer des signes, de compter et de lire.

Il regarda la pleine lune, ronde comme un signe vide, qui s’était commodément levée.

– C’est l’histoire d’une renarde, commença-t-il, hésitant.

Peut-être la lune avait-elle entendu ses prières silencieuses car, miracle, soudain l’histoire fut là ; elle se déroulait devant lui comme un chemin scintillant entre les dunes de sable. Il la suivit, posant les mots comme ils venaient.

Il parla longtemps ; la lune fit place au soleil, qui fit place à la lune, puis au jour à nouveau.

Or, pendant qu’il racontait advint une chose étrange : le scribe sentit ses jambes et ses bras s’allonger, ses oreilles pousser, son nez s’effiler. Il racontait le désert, les palmiers, le désir de viande fraîche, l’odeur de la lune sur la sable, les traces de vent sur un pelage roux. Sur son rocher, la renarde écoutait. Elle ressemblait de plus en plus à une femme, une femme assise en tailleur, un rouleau de papyrus entre les cuisses.

Quand sept soleils se furent levés et que six lunes eurent disparu entre les dunes, un renard assis glapissait dans le désert, devant un rocher sur lequel une femme scribe l’écoutait en silence. Quand, enfin, elle descendit de la pierre, l’animal disparut dans le désert sur la piste d’un lièvre bondissant.

C’est ainsi que le scribe devint un renard, et que la femme renard apprit à enfermer entre ses pages la splendeur du monde.

(Lauzerte, 11.9.2011)

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