de Françoise Guérin

Sélection Prix Jeunesse – Lauzerte 2014
Nouvelle parue sous forme de Livret-carte postale, D’un Noir Si Bleu éditeur.

Comme beaucoup de vieux logements lyonnais notre appartement comportait peu de pièces. Les alcôves tenaient lieu de chambres, les hauts plafonds donnaient une illusion d’espace. Côté cuisine, la fenêtre s’ouvrait sur le toit en épis d’une gigantesque usine dont j’avoue n’avoir jamais su ce qui s’y fabriquait. Des hordes de chats avaient élu domicile sur les verrières pentues. À la saison des chaleurs, ils ponctuaient la nuit de miaulements semblables aux vagissements de nourrissons en détresse et ces cris me terrifiaient.

Nous vivions au rythme des trois sirènes quotidiennes qui annonçaient les changements d’équipes. Ce son, de tous temps synonyme de catastrophe, ne lassait pas de m’intriguer. J’accourais donc pour regarder les bataillons d’ouvriers blafards s’engouffrer au pas de charge, dans les ténèbres de l’atelier. Enfant, je détestais les ouvriers, leur démarche mécanique, leurs corps noués par la chaîne. Ce terme même de chaîne ne témoignait-il pas de leur condition d’esclaves ? Oui, je détestais les ouvriers, comme on peut les détester à neuf ans, lorsqu’on a vu, chaque jour de sa vie, le bleu paternel sécher près du poêle à mazout. Je détestais le bleu, attribut de la condition ouvrière. Il puait la pauvreté, les muscles rouillés, l’œil hagard perdu dans un visage que la fatigue défigure. Le bleu m’angoissait. Je ne voulais pas de cet avenir, pas de cette gueule de monstre compulsif qui happait les ouvriers et ne semblait jamais les rendre tout à fait. Le front collé contre la vitre, j’assistais, impuissante, à ce sacrifice humain perpétuel et fomentais des complots pour aider ces malheureux à s’évader et me sauver avec eux.

Sur mon chemin d’écolière, des maisons aux toitures biscornues trônaient dans des jardins ceints de murs infranchissables. À travers les glycines, je distinguais des tourelles romantiques et des balcons ouvragés. Parfois, un portail ouvert laissait entrevoir un perron, une véranda élégante. J’imaginais, derrière ces façades, toute une vie lumineuse, exempte de soucis, une vie dont le bleu serait banni. Les enfants qui vivaient là paraissaient plus grands, plus beaux. Perchées sur des talons fins, leurs mères les accompagnaient jusqu’à l’entrée de l’école. Moi, je les suivais, en retrait, avec mon cartable rafistolé et mes habits cousus maison. J’avais honte. Honte du regard gêné des maîtresses sur les chaussures éternellement trop grandes qui m’empêchaient de courir, honte d’hériter des anoraks bleus de ma cousine, honte de mes cheveux indécis, de ma vie.

L’année de mes dix ans, pourtant, je devins l’amie de Sabine, la fille de mon institutrice. Sa maison était la plus belle du quartier. Elle partageait mon pupitre, sous le regard bienveillant de sa mère. Sa mère… Lorsqu’elle penchait sa silhouette frêle au-dessus de mon cahier, je fermais les yeux pour respirer le parfum précieux qui émanait de son pull angora. Elle était toujours élégante et bien coiffée, j’avais peine à croire qu’elle pût être une mère. D’ailleurs, pendant la classe, Sabine ne l’appelait-elle pas « Madame » ?

Mon amie ne faisait pas étalage de ses richesses mais le jour du dessin, elle sortait de son cartable une prodigieuse boîte de crayons, rangés par dégradés de couleurs. Ils formaient un arc-en-ciel minutieux dont je ne pouvais détacher mon regard. De l’instant où je les vis, je compris qu’il me serait impossible d’exhiber le sachet déchiré où je conservais une douzaine de crayons dépareillés et rongés jusqu’à la mine. Je pris le parti de mentir et de faire croire que j’avais oublié mon matériel. La maîtresse fut-elle dupe ? Elle ne laissa rien paraître et se contenta de me punir, semaine après semaine. Qu’importaient les lignes à copier, puisque Sabine, généreusement, m’ouvrait sa boîte et que j’y puisais toutes les couleurs qui manquaient à mon existence. Toutes sauf le bleu. J’avais une prédilection pour un rose tendre dont j’usais abondamment pour colorier la peau de mes personnages. Ils ressemblaient à des cochons trop bien lavés mais je m’en moquais bien. Cette couleur était la plus douce qui soit.

– Ce n’est pas la couleur de la chair, me fit un jour observer la maîtresse, c’est plutôt un rose « salle-de-bain ».

Je ne répondis pas. Ces paroles n’avaient aucun sens pour moi.

 

Un jour, Sabine m’invita à son anniversaire et j’acceptai avec émotion. Lorsque je franchis, intimidée, la grille de son jardin, la maîtresse m’attendait sur le perron. Elle était encore plus belle que les autres jours. Elle m’embrassa sur le front et, rose de plaisir, je la suivis dans le salon. Il y avait là d’autres filles de l’école qui ne me prêtèrent qu’une attention distraite. La maison était décorée de boiseries, de meubles anciens où reposaient de rares bibelots. Une lumière abondante entrait par les croisées et mes pieds s’enfonçaient dans la moquette épaisse qui recouvrait les sols. Sabine nous entraîna d’abord dans sa chambre et je crus mourir de jalousie devant tout ce qu’elle possédait. Mais lorsqu’elle nous invita aux ablutions d’usage, je restai sans voix : la salle de bain était entièrement carrelée de faïences délicates, avec de larges vasques et une baignoire qui me parut aussi grande qu’une piscine. Des anneaux d’or supportaient de moelleuses serviettes blanches et des ampoules en forme de flammes scintillaient doucement dans des appliques, forcément en or, elles aussi. Tout était de ce rose tendre qui me faisait rêver. Et soudain, je croisai mon reflet dans le miroir qui surplombait les lavabos. Avec mes joues cramoisies, mes cheveux en bataille et mon sous-pull d’acrylique pelucheux, je me trouvai tellement laide, tellement décalée que je pris la fuite.

Je passai le reste du goûter à me cacher dans un renfoncement de l’escalier. Peine perdue, personne ne parût s’inquiéter de mon absence et j’en fus quitte pour sécher moi-même mes larmes. Alors, tandis que les chants d’anniversaire et les rires résonnaient dans le salon, je me glissai dans la chambre de Sabine et volai, dans son cartable, le crayon rose, la couleur des riches.

 

Quelques temps après, Sabine demanda à venir chez moi voir les livres dont je lui avais tant parlé. J’acceptai avec appréhension. Depuis l’histoire du crayon rose, je me sentais oppressée dès qu’elle s’approchait de moi. Allait-elle finir par m’accuser ? Il me semblait que ma culpabilité devait se lire sur mon visage. Pourtant, lors de la séance de dessin qui avait suivi sa fête d’anniversaire, elle avait constaté la disparition de son crayon rose et n’en avait pas fait grand cas.

– J’ai dû le perdre, avait-elle murmuré, tout en fouillant dans son cartable. C’est dommage, c’était ton préféré !

Songeant au rose salle-de-bain enfoui sous mon oreiller, j’avais senti la honte me submerger.

 

Le jour dit, lorsque ma mère lui ouvrit la porte, Sabine la salua très poliment avant de s’extasier sur les napperons brodés et mon couvre-lit de patchwork. Elle trouva à ma chambre des qualités que j’étais loin de soupçonner. Mais surtout, elle s’attarda à la fenêtre de la cuisine pour admirer le panorama. Avec une sincérité désarmante, elle m’avoua qu’elle n’avait jamais vu d’usine et insista pour guetter avec moi le prochain changement d’équipe. Elle en parlait avec excitation, comme s’il s’était agi d’une cérémonie occulte dont la contemplation extatique était réservée à quelques initiés. Ma mère la dévisageait avec inquiétude, et semblait douter de sa bonne santé mentale. Après le goûter, j’entraînai Sabine vers ma chambre pour feuilleter mes livres. Et c’est là que le drame se produisit : brandissant ses mains poisseuses, elle demanda à passer d’abord à la salle de bain. Sidérée, je restai un instant sans répondre. Elle insista.

– Je ne peux pas te la montrer, dis-je, ennuyée.

Elle leva les sourcils et je compris que cela méritait une explication.

– C’est une salle de bain spéciale, ajoutai-je en cherchant, avec désespoir, comment me sortir de cette situation.

– Spéciale ?

– Oui. Tu sais garder un secret ?

– Bien sûr ! s’offusqua-t-elle.

– Voilà, je n’ai pas le droit de la montrer car elle est secrète. On n’y accède qu’au coucher du soleil, en empruntant un passage souterrain.

Et je la conduisis dans le couloir où une trappe technique vissée dans le mur devint immédiatement la porte dérobée qui s’ouvrait sur l’aventure.

La suite ne fut qu’une succession de mensonges destinés à rendre crédible l’invraisemblable. À ma grande surprise, Sabine goba tout. Que cet appartement avait abrité des espions qui avaient transformé la salle de bain en passage dérobé pour favoriser leur fuite. Que d’autres espions les recherchaient encore et que, pour cette raison, il n’était pas prudent de s’y promener seul en plein jour… Les yeux écarquillés, elle réclamait des détails, battait des mains, frissonnait d’appréhension aux meilleurs passages de mon roman improvisé.

– Et tu n’as pas peur, parfois ? me demanda-t-elle finalement, à voix basse.

J’adoptai l’air résigné du héros dont c’est le destin de souffrir à chaque aventure mais qui sait que c’est à ce prix qu’il en sortira vainqueur, et les yeux de mon amie brillèrent d’admiration.

– Ce que tu as de la chance de vivre dans un endroit pareil ! soupira-t-elle.

– Je sais, dis-je modestement.

Puis je songeai au crayon rose, piètre trésor dissimulé sous mon oreiller et ma honte n’eut plus de limite.

 

Notre secret fut rapidement éventé, provoquant à chaque récréation, un attroupement de curieux. Sabine m’aidait à raconter, quitte à ajouter des détails de son cru. Nos amies voulaient tout savoir : qui étaient ces espions, quelle était leur mission mais surtout, qu’est-ce qui les poussait à se cacher ainsi pour se laver. Elles me faisaient décrire les souterrains aux murailles suintantes, les torches accrochées çà et là et le fil d’Ariane qui évitait de s’égarer en allant se brosser les dents… Rien n’était trop fou, rien n’était trop beau pour travestir l’inavouable : dans notre immeuble ancien où ne logeaient que des familles ouvrières, les salles de bain n’existaient pas, chacun se lavant, à tour de rôle, devant le robinet de la cuisine.

 

L’année suivante, je dis adieu à mes amies avant de déménager en banlieue où venaient s’entasser les familles ouvrières refoulées à la

périphérie des villes. Les yeux pleins de tristesse, la mère de Sabine me souhaita bonne chance comme on prédit le paradis aux agonisants. Une HLM spacieuse nous accueillit, terre promise où, luxe suprême, les salles de bain étaient carrelées en rose…

Je ne revis jamais Sabine, la fée de mes dix ans.

 

 

Il m’arrive encore de passer dans notre ancienne rue. Notre vieil immeuble est toujours debout, un peu moins haut, me semble-t-il, un peu plus gris. Un jour, vers la fin de l’adolescence, je me suis risquée à l’intérieur. En passant devant les rangées de boîtes aux lettres, j’ai reconnu la nôtre, mais mon nom n’y figurait plus. Alors, comme à retardement, j’ai compris que je n’habitais plus là et qu’il faudrait bien m’y résoudre. Je me suis hasardée jusqu’à la cage d’escalier mais je n’ai pas eu le courage de gravir les marches. En rebroussant chemin, je m’en voulais de cette démarche inutile. Qu’allais-je chercher là ? À force de broder à l’infini, pour susciter l’envie de mes riches amies, j’avais fini par croire à mon propre mensonge. Croire qu’il existait quelque chose derrière la trappe. Je savais, à présent, qu’il n’en était rien, que cet artifice n’avait servi qu’à supporter ma jalousie et ma honte, en conservant cette dignité des gentils pauvres dont s’émerveillent les gens aisés.

Il n’y avait rien derrière la trappe. Quoique… J’avais fini par y loger, à mon insu, la plus incroyable des constructions, celle que l’imagination fait naître du manque. Et ce faisant, j’avais posé la première pierre de ce que j’appellerais, plus tard, une conscience ouvrière. Derrière la trappe, et pour toujours, défilent les ouvriers de mon enfance, chair industrielle qui a construit ce pays et produit des richesses qui lui étaient rarement destinées. Sirène après sirène, ils marchent vers un avenir incertain et feignent d’ignorer que leur lutte n’aura pas de fin. Un jour, j’ai compris que j’étais des leurs et que tout le rose du monde n’y changerait rien…

Je n’ai jamais été fière de notre nouvelle salle de bain rose mais j’ai découvert que je pouvais être fière des miens.

 

La même année, j’ai recommencé à aimer le bleu.

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